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Monsieur Robert

— Je me contente à midi de deux “douzaines d’huitres” et après un verre de Sauternes ou de Côtes du Jura, je me sens comblé, d’attaque pour reprendre la route tandis que toi, Sarah, tu restes avec ta fringale, tu es lésée: mais t’inquiète ce soir ce ne sera pas l’employeur c’est moi qui régale… Monsieur Robert me regardait alors avec ses yeux doux qui tremblotaient comme des branchies derrière ses lunettes métalliques et Monsieur Robert le “Chef-qui-savait-tout”, la bouche tendue quand il me parlait, ses lèvres durcies prenant la forme d’une coquille de moules, décrochait avec la moue concentrée d’un évêque saisissant son bâton pastoral, le combiné du puissant téléphone de l’automobile. Grandiose, il me le tendait pour que je compose le numéro du rendez-vous suivant afin d’en confirmer l’heure, car on ne sait jamais, ces “Espingouins” ont peut-être zappé notre rencontre… Quand nous étions en Italie, les “Espingouins” devenaient des “Macaronis”, c’étaient des “Frisés” en Allemagne, des “Rosbifs” à Luton, des “Polaks” à Lodz.

J’avais été affectée à ses tournées comme traductrice-interprète, car ce célèbre champion du monde toutes catégories de la démarche en grands marchés de la logistique était un nul absolu en langues étrangères. Petit, râblé, quadragénaire il était, en moins musclé et plus mince, un sosie de l’acteur Lino Ventura. Je soupçonne d’ailleurs notre employeur, puissant consortium hollando-luxembourgeois en transports par voies de surface, filiale d’une respectable compagnie aérienne d’avoir, principalement pour son physique d’acteur de polar, distingué Robert, ce sélectionné parmi mille esclaves du service “Transit” ainsi lâché en toute confiance comme commercial de terrain sur les routes de l’Union Européenne d’abord puis à travers le monde…

Ses débuts avaient été très remarqués en haut lieu. Il se disait qu’un leader de l’autonomie catalane lourdement condamné par la Justice espagnole lui était redevable de son exfiltration, via Port Bou, dans un conteneur ferroviaire chargé de valises de cuir destinées aux parisiennes Nouvelles Galeries tandis qu’au Japon il aurait été l’organisateur du passage de frontière clandestin d’un PDG de l’industrie automobile. En échange, Monsieur Robert avait reçu plusieurs costumes trois pièces des Nouvelles Galeries. Quant à nos “singes” d’Amsterdam, ils lui savaient gré d’avoir ainsi acquis l’exclusivité de l’acheminement vers l’Europe du Nord de tous les vins, toutes les pompes de La Rioja en plus d’un marché juteux de fournitures de matériaux de construction et d’armes à feu d’origine moldave qui arrivaient en containers chinois sur le port de Beyrouth.

S’engager à bien m’alimenter à ses frais le soir venu était une proposition que Robert avançait pour de rire. Il était en effet acquis après la journée que je reste dans ma chambre pour la rédaction, la transmission digitale des rapports de visite et le contrôle du suivi à la Maison-Mère des rapports de la veille. Robert restait persuadé jusqu’à notre passage à Milan chez Fiat que jamais je ne sortais à l’heure du dîner. À Milan, une fois l’ordinateur refermé, je me suis, comme tous les autres soirs, évadée de l’hôtel. Connaissant le kiosque situé à deux doigts de la Gare Centrale, je décidai de m’y rendre pour acheter “il Messaggero”, ainsi qu’un peu de presse internationale du jour. J’y ai surpris notre “Lino Ventura”! Le vendeur de journaux, gros homme ébouriffé, volubile, s’esclaffait, hurlant joyeusement que lui, exactement comme l’acteur, était natif de Parme… “Lino”serait donc des mois après Pâques, “ressuscité”, gloussait bruyamment le kiosquier, interloqué, brocardant ce “Ventura” qui ne connaissait pas un mot du parler parmesan…

Soltanto in italiano !” répétait le kiosquier “mort de rire” en emballant dans un sac de plastique transparent les emplettes de Monsieur Robert, mon Chef. Il s’agissait, je le compris avec un certain retard, d’un lot de somptueuses revues pornographiques de langue italienne, que mon Chef payait cher, en plus de lui laisser un somptueux pourboire.

— Pour votre discrétion, précisait-il en français.

Soltanto in italiano !” récitait le marchand devenu goguenard évoquant, en ce qui concerne la presse de cul, l’indéniable supériorité des éditeurs italiens et de leur diffusion dans les kiosques transalpins.

— Bof…Peu importe la langue du texte, ne trouvez-vous pas, murmura Monsieur Robert avec un clin d’œil, sa bouche pincée devenue grande ouverte quand il reconnut ma voix, mon délicat: “Scusi! il Messaggero anche Le Monde per favore…”

Nous fîmes mine de ne pas nous connaître. Mon Directeur commercial, ses revues sous le bras, se mit à marcher vers l’hôtel, tandis que je partais dans la direction opposée vers une pizzeria où j’avais mes habitudes.

Toujours prompt à marquer son territoire, le lendemain Robert avait disposé sa documentation hardcore sur les sièges arrière de la Renault. Par l’exposition des photos “trouduculières” de ses canards, mon Chef signalait qu’il n’en avait rien à cirer de mes soixante ans, de ma qualité d’épouse, de mère et des marques d’amitié respectueuse prodiguées par la clientèle au vu de mes connaissances linguistiques. Ce génie directorial mondialement reconnu pour l’organisation du transport international restait pieds et poings liés aux plus modestes des traducteurs. Nous savions, nous les polyglottes de la compagnie, que nos destins professionnels étaient là de nature très incertaine car Monsieur Robert, parfois surnommé “Petit Bob” craignait notre mainmise sur ses trafics, et nos jours à ses côtés étaient comptés.

“Lino” flinguait.

Cependant, je décidai moi aussi de marquer mon territoire et je déposai sur le siège arrière un vieil exemplaire de la savoureuse “Antologia de Marx” par Ernesto Tierno Galvan, acheté voici quelques jours sur le marché de Logroño, avec en “une” la belle tête du génial barbu transpercée par un porte-plume rouge, un minuscule exemplaire écorné, acquis sur un chariot de bouquiniste à Carpi, haut-lieu de l’industrie de la maille, de la version italienne du “Rêve de l’escalier” de Dino Buzzati et le bouquin édité chez “Poésie/Gallimard” et qui m’accompagne dans absolument tous mes déplacements: “Anthologie de la poésie yiddish. Le miroir d’un peuple. Présentation de Charles Dobzynski.”, avec sur la couverture un détail du “Cantique des Cantiques” de Marc Chagall.

Voilà pour toi mon cochon, ai-je pensé. J’ai aussi ruminé que mises à part son excellente réputation sur le plan professionnel, sa rigidité lors d’échanges avec sa traductrice, sa passion pour les fruits de mer et le porno, je ne savais rien de notre Directeur Commercial, alors que lui, tous les salariés de notre bureau “Langues étrangères” le disaient, il prenait le temps de passer nos C.V au peigne fin avant de nous embarquer dans ses voyages.

La route vers Menton se fit dans un grand silence. Le repas de midi expédié dans une station d’autoroute fut pour tous deux des plus frugaux et les fruits de mer étaient aussi peu présents à table que le verre de “Château Côtes du Jura”.

— Le vin du Var comme cet Estandon, c’est bon pour les touristes belges…, fit mon chef après y avoir trempé ses lèvres.

Après quoi notre Renault “Talisman” se trouva encerclée par des bourrasques de vent saharien pourri par des milliards de particules de sable: “Des centaines de bagnoles émergeront de ce jour de sirocco méditerranéen de l’autoroute A7 avec une carrosserie convertie à la couleur de peau des dromadaires”, comme le commentait avec humour un météorologiste à la radio.

— Je ne peux pas me présenter comme ça au garage de la Tour CGM, souffla Monsieur Robert. Il bifurqua vers les Paluds où se trouve un gigantesque Centre de nettoyage pour automobiles. La 5e chaîne avait, la veille, suite au décès de la très belle Madame Dreyfus surnommée Anouk Aimée, diffusé l’inoubliable chef d’œuvre ““Un homme une femme”, avec Trintignant.

— Comme la bagnole est un personnage de ce film, je parie que des dizaines de conducteurs auront décidé comme moi de filer au nettoyage des Paluds. Vous pariez, Sarah?

Il n’avait pas tort. On nous annonça plus d’une heure d’attente. Toutefois je notai qu’il devenait plus aimable. Monsieur Robert décréta que nous ferions la file.

— Entretemps, vous pourriez me laisser jeter un coup d’œil sur ce bouquin Sarah?, demanda-t-il sur le ton de l’enfant qui voudrait lire “Les Malheurs de Sophie”. Ce bouquin était mon Charles Dobzynski.

— J’ignore, Monsieur le Directeur, si vous êtes lecteur de poésie. Il me regarda l’air désolé, comme gêné.

Il me fit signe de prendre sa place au volant. Monsieur Robert s’installa sagement sur le siège arrière. Les 70 minutes d’attente avant que sa voiture n’arrive au lavage furent très pénibles pour moi, car n’étant pas habituée à l’embrayage automatique de sa grosse “Renault Talisman”, je progressai en calant à chaque démarrage sur le chemin d’accès au sacro-saint Nettoyage automobile. Monsieur Robert resta silencieux, attentif à sa lecture. Je me demandais si, en tournant les pages, il trouverait Robert Papiernikov et son “Juifs Yéménites”…


Bruns, huileux comme les olives

Ils sont maigres les corps osseux

Des profondeurs leurs yeux vous fixent

Intelligents noirs lumineux


Ou lirait-il le “Dieu donnez-moi la Paix” d’Israël Rabon?


Dieu donnez-moi la paix d’un arbre qui se tait

Debout méditatif dans l’espace argenté

Quand les vents endormis tels des chats se reposent


Ou, dans la biographie de Peretz Markish, les strophes de ses “Amants du ghetto”:


Soudain sur le ghetto c’est la nuit du bourreau

La dernière peut-être? Un tumulte déferle

Comme si chaque corps pressentant l’holocauste

Se déchaînait alors en un torrent charnel.


Jamais je ne saurai quelles furent les pages de ce bouquin que parcourut notre Directeur Commercial. Il me déposa à l’aéroport où je pris le vol du soir me ramenant à mon domicile en Europe du Nord. Le lundi, je reçus un e-mail par lequel Monsieur Robert m’annonçait que nous partions incessamment pour une tournée en Pologne et en Biélorussie.


Le Siège vous envoie le billet d’avion et je louerai une voiture à Varsovie.


Il ajouta quelques lignes très personnelles:


Merci pour ces moments de lecture. Je viens de commander le même bouquin en librairie et je voyagerai avec. Pour ce qui est des élections en France, je signale que Dobzynski m’a permis d’y voir plus clair. Je ne voterai plus pour un parti dont les fondateurs ont été les adeptes du “détail de l’histoire”. L’héroïque vieillard chasseur de nazis qui, voici un an, a accepté une médaille du Maire FN de Perpignan et qui de nos jours pousse au vote R.N se plante. Il est évident qu’au premier tour ma voix ira au jeune successeur du Père UBU, le-Président Jupitérien, mais au second tour si ces jeunes gens du Centre sont balayés, entre Front Popu et R.N je voterai blanc. (Sauf si dans ma circonscription, le candidat du Front Popu n’est pas de la mouvance islamiste…Alors seulement je voterais Front Popu au second tour — ce qui, reconnaissez, est particulier pour un suppôt du capitalisme comme votre serviteur… En aucun cas pour le R.N.

Cordialement, Robert.

Monsieur Robert

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Belgique
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