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Nada

Au mieux, l’art ne peut être autre chose qu’un moyen

de faire oublier un moment le désastre humain.

Isaac Bashevis Singer



L’univers débuta par un brouillon de galaxie, carrément un avorton : Nada.

Nada, c’était deux planètes gravitant autour d’une ampoule solaire dont l’une, Bal, était un million de fois plus petite que l’autre, Riki.

Sur Bal vivaient des êtres gigantesques : les Balèzes ; sur Riki, des êtres minuscules : les Rikikis. Les Balèzes étaient à l’étroit, sans arrêt ils se heurtaient les uns aux autres et quand ils voulaient se coucher pour dormir ils devaient attendre leur tour. La place manquait cruellement. Les Rikikis, eux, pouvaient aller indéfiniment sans croiser un semblable et dormir quand ils voulaient, où ils voulaient. Quoi d’autre ?... Oui, les Balèzes étaient couverts de tentacules et communiquaient par transmission de pensée ; ils étaient aussi d’indécrottables fats : lorsqu’ils se tenaient debout, c’était leur importance qui se tenait debout et, lorsqu’ils se couchaient pour dormir, leur importance restait debout à faire le guet. Des Rikikis, en vérité, on ne peut guère dire plus car ils étaient des adeptes farouches de l’indétermination : répugnant à être des Rikikis « comme ceci » ou « comme cela », ils chamboulaient sans arrêt leurs conduites, coutumes et attributs physiques. Une chose, tout de même : ils pratiquaient un protolangage à base de sons stridents.

Les Balèzes et les Rikikis l’ignoraient, mais la loi universelle de la gravité rapprochait la petite planète de la géante. Lorsque les Balèzes finalement s’en aperçurent, ils levèrent leurs tentacules au ciel : c’était leur « Terre promise » ! Quant aux Rikikis, apparemment ils s’en fichaient.

Un jour que Bal n’était plus très éloignée de Riki, les Balèzes, ingénieux, se firent la courte échelle pour débarquer en face. Immédiatement, ces créatures encombrantes irritèrent les Rikikis, obligés à d’interminables détours quand ils rencontraient l’un des nouveaux venus. Les Balèzes ne se doutaient pas que leur Terre promise était déjà habitée par une espèce minuscule et, l’eussent-ils su, elle n’aurait été pour eux qu’une insignifiante populace microbienne.

Sans cesse les Balèzes s’extasiaient : comme leur Terre promise était belle ! À perte de vue, des reliefs doux baignés de lumières liquides : des oranges mandarine ou safran, lacérés de rouge feu, de violet améthyste ; des roses bonbon ruisselant sur des roses cuisse de nymphe ; des bleu persan, céruléen, mer du sud… La splendeur du jour exhibait sans retenue un trésor fabuleux couronnant des plaines immenses et tellement plus vertes que celles de Bal.

C’était un irrésistible appel du large ! Aussi, les Balèzes se dispersèrent-ils promptement sur toute la planète. Tandis qu’ils se disséminaient ainsi aux quatre coins de Riki, l’espace libre autour de chacun d’eux augmentait et, de la même façon qu’un gaz se dilate à mesure que le volume qu’il occupe croît, leur importance respective enflait. Au point que, lorsqu’ils perdirent de vue leurs congénères, sur toute la planète retentirent d’extraordinaires détonations : Big bang ! Big bang ! Big bang ! Leur ego, que plus aucun ego voisin ne limitait, passait le mur de la mesure… Riki en avait fait des mégalomanes (les Rikikis restaient logés à la même enseigne : il fallait encore et toujours contourner les malvenus).

Gros plein de soi comme jamais, chaque Balèze se mit à rêver de soumettre les autres à sa volonté et il se répétait à propos de lui-même : « L’Empereur se couche et dort où il veut, quand il veut ! » (à peu de choses près, la taille de la planète le permettait déjà). Une guerre de tous contre tous était imminente, cependant les bellicistes se retrouvèrent désarmés devant les horizons féériques de Riki : ils leur inspiraient une profonde paix. La guerre totale dut être reportée à la nuit qui, sur Riki, était d’encre ; et d’une encre si noire que les Balèzes, n’y voyant pas plus loin que leurs tentacules, se trouvèrent dans l’incapacité de livrer bataille.

Il en résulta, de jour comme de nuit, une paix accidentelle et chaque Balèze de se vanter néanmoins en pensée (aussitôt transmise à tous les autres Balèzes) d’en être l’Auteur. Cette mauvaise foi globale pollua la planète, attisant l’envie belliqueuse générale et entraînant une insomnie chronique tout aussi générale.

De leur côté, les Rikikis l’avaient de plus en plus mauvaise : ils devaient contourner les Balèzes par la gauche ou par la droite, des déviations qui leur compliquaient beaucoup la vie mais qui, surtout, risquaient d’en faire des « Rikikis prenant à gauche » ou des « Rikikis prenant à droite ». Or, on l’a dit, ces diablotins versatiles ne consentaient pas à être des « Rikikis comme ceci » ou « comme cela » et c’est ainsi, d’ailleurs, que de toute éternité (brève) ils avançaient, soit aléatoirement, soit en choisissant soudain telle ou telle direction pour ne pas devenir des « Rikikis avançant aléatoirement », avant de s’immobiliser pour ne pas être des « Rikikis choisissant telle ou telle direction » (et ils en profitaient alors pour dormir et se réveillaient une fraction de seconde avant de devenir des « Rikikis en train de dormir », etc.).

Le ras-le-bol était complet, un referendum fut organisé : pour ou contre l’extermination des Balèzes (en langue Rikiki : « Tibikwi iiiii Tikiwi ») ? Mais l’initiative avorta quelques instants avant la proclamation du résultat : pas question d’être des « Rikikis répondant à un appel au peuple Rikiki » et tout le monde s’empressa d’oublier les désagréments causés par les Balèzes et même la présence des Balèzes. Comme si de rien n’était, on reprit son chemin en sautant sur une patte, sur deux, sur trois, etc. avant de ramper, de gambader, de zigzaguer, etc. Tout redevint comme avant.

La force de gravité rapprochait toujours les deux planètes et un jour Bal et Riki entrèrent en collision et Bal s’incrusta au sud de Riki (ça lui faisait comme une grosse verrue). Les hauteurs de ce nouveau relief disgracieux offraient un panorama incomparable rapidement prisé et, en outre, doté d’une vertu prodigieuse : du haut de la verrue, les Balèzes, aux tentacules flasques et ratatinées à force d’insomnies de va-t-en-guerre, contemplaient le paysage, s’apaisaient et, bientôt, retrouvaient le sommeil miraculeusement. Ils s’y délestaient de leur importance et de leur obsession impériale, sans tourment, sans même y penser.

Désormais vides, plus légers que l’air et radieux, les Balèzes s’élevèrent jusqu’à l’espace où, sans la boussole d’un grand Dessein ou un plan détaillé du Néant (au choix), leur stupide béatitude alla se perdre pour les siècles des siècles.

Chez les Rikikis et chez les Balèzes, à quoi tenait une guerre ! à quoi tenait la paix ! Lamentablement, l’univers bafouillait, cafouillait.

Mais soyons indulgents : après tout, c’était la nuit des temps et l’univers se cherchait. Depuis…

Nada

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Belgique
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