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Ne me quitte pas quatre fois

Brel chante “Ne me quitte pas” et il n’a pas honte. À Paris, à Bruxelles, à Québec et à Knokke-le-Zoute, à Bobino, à l’Olympia et au casino de Roubaix. En matinée et en soirée, trois-cent-soixante-cinq jours dans l’année de 59 à 66 et il n’a pas honte. Quatre fois dans le refrain, vingt-quatre fois dans la chanson, disons, pour faire simple, vingt-quatre fois trois-cent-soixante-cinq fois sept, soixante-et-un-mille-trois-cent-vingt fois sur scène et il n’a pas honte. De quoi aurait-il honte? “Ne me quitte pas” est sans doute le plus grand succès de son répertoire, son titre le plus vendu, le plus repris, le plus populaire. “Ne me quitte pas, tititatiti…” Et, quand il arrête de chanter pour le public, c’est le public qui chante pour lui: “Ne nous quitte pas.”

Il y a une statue de Brel qui le représente bien. Celle place de la Vieille Halle aux Blés à quelques pas de la Fondation Brel au centre de Bruxelles. Un homme grand et maigre debout devant un micro dans un rond de lumière. Tom Frantzen saisit le chanteur dans une posture qui lui est coutumière sur scène, bras écartés, tête renversée en arrière, bouche grande ouverte. C’est tout à fait lui, cette envergure, ces grands bras, cette grande bouche. Hors de scène, il est toujours bouche bée, la lippe pendante, sauf quand il a la clope au bec ou quand il sourit à l’objectif. Mais il n’y a que sur les photos les anciennes qu’il exhibe ainsi naïvement sa dentition de cheval. Brel, au fond, c’est tout simple, c’est un homme qui n’arrive pas à fermer la bouche. Et quand, par exception, il y arrive, ça lui fait une drôle de gueule. Sa mâchoire supérieure avance comme si elle menaçait de lui sortir de la bouche. L’effort qu’il fait pour la retenir est visible. Et, alors, avec ses lèvres serrées l’un contre l’autre, légèrement abaissées aux commissures, et son menton contracté, il tient autant du vieil aigri que du gamin boudeur.

Si Brel était né au XXIe siècle, on lui aurait diagnostiqué un long face syndrome et on l’aurait soigné. Au lieu de dormir la tête en hyperextension et la bouche ouverte pendant la campagne des dix-huit jours et les quatre années d’occupation allemande, il aurait fait de la kiné respiratoire pour apprendre à respirer par le nez et à bien placer sa langue dans sa bouche. Il aurait porté une gouttière d’alignement pendant deux ans puis des bagues en céramique pendant encore deux ans, après quoi il aurait subi une intervention orthognatique avec dépassement d’honoraires de deux-mille-cinq-cents euros. La chirurgie maxillo-faciale est chère, mais rédhibitoire: elle élimine les malformations de la mâchoire et des os du visage. Le maxillaire au-dessus de la mandibule, la mandibule sous le maxillaire, Brel n’aurait jamais été déclarer à Jacqueline Joubert dans l’émission Rendez-vous avec… à la RTF qu’il aimerait rater sa carrière et réussir sa vie. Et pour cause. Il n’aurait jamais eu l’occasion d’aller débiter des conneries à la télévision, mais il aurait réussi sa vie. Il n’aurait été ni auteur ni compositeur ni interprète, et, au lieu de crever à quarante balais d’un cancer du poumon, il serait mort à soixante-dix-sept ans d’un cancer colorectal dans une unité de soins palliatifs pendant une énième COP.

Mais Brel est un homme du XXe siècle. Il nait en 1929 dans une Belgique qui se veut neutre de parents déjà vieux. Il a dix-sept ans quand il sort du collège, la guerre est finie depuis un an. Il effectue son service militaire, épouse Thérèse Michielsen et entre à la cartonnerie familiale. Mais il a le maxillaire trop en avant pour rester au service des cartons ondulés du lundi au vendredi de 8 h 30 à 12 h et de 13 h 30 à 18 h. D’ailleurs, la cartonnerie Vanneste & Brel est plus Vanneste que Brel (75/25) et les Vanneste, du côté de sa mère, de bons Flamands, catholiques, royalistes, patriotes, plus bourgeois que les Brel. En 49, la Belgique adhère à l’OTAN. En 51, Léopold III, accusé de collaboration en raison de sa reddition précipitée aux Allemands, abdique en faveur de son fils Baudouin. En 53, Brel, qui a commencé à se produire comme fantaisiste dans les petites salles de Bruxelles, monte à Paris, applaudir Montand au music-hall rive droite et croiser Brassens dans les cabarets de la rive gauche. En quelques années, il apprend le métier, rencontre ses deux principaux collaborateurs, François Rauber et Gérard Jouannest, et trouve son style. Ni engagé ni poète, mais rageux et sentimental, il ouvre sa grande bouche et se met à chanter “Ne me quitte pas”.

Première vidéo sur YouTube. Brel passe à la télévision. Probablement à Discorama, l’émission musicale du dimanche midi sur la première chaîne de l’ORTF, peu de temps après la création de “Ne me quitte pas” à Bobino fin 59. Il présente bien, de face, en plan moyen, en noir et blanc, le micro à la main et la cravate au cou. Il n’est pas beau, mais il chante une chanson d’amour alors c’est tout comme. Une chanson poétique avec des perles de pluie venues de pays d’où il ne pleut pas et avec un domaine où l’amour sera roi, où l’amour sera loi, où etc. Deuxième vidéo. Archive INA, Maison de la radio, le 10 novembre 1966. C’est un live. Brel vient de mettre fin à sa carrière scénique. Son visage apparaît tout de suite en gros plan, voire en très gros plan. Un masque extraordinairement plastique, luisant de sueur, marqué. Plus aucune illusion possible. L’homme est franchement laid, et, en dépit du feu qui rejaillit, du ciel qui flamboie, du rouge, du noir et du reste, sa chanson franchement désespérée. Il a beau supplier qu’elle ne le quitte pas, elle le quitte. Entre la première et la seconde vidéo, la consécration, les concerts à guichets fermés, les articles dans France Dimanche, la vie d’artiste et de vedette, et le passage insensible de la trentaine à la quarantaine, la bascule d’un âge à l’autre, d’une époque à une autre.

Sur la première vidéo, Brel chante “Ne me quitte pas” avec une espèce de gravité qui peut passer pour de la sobriété, du moins au début de la chanson. Ce n’est rien d’autre qu’un peu de jeunesse. Il a trente ans et il en fait moins. Il paraît timide, gentil. Il secoue la tête, sourit beaucoup. Quelques années plus tard, plus moyen de s’y tromper. Son interprétation est sensiblement la même, mêmes inflexions de voix, mêmes jeux de physionomie, mais, peut-être à cause de la meilleure définition du son, du cadrage plus serré ou peut-être pas, l’impression qu’elle produit est tout autre. Quand il secoue la tête, toute l’image tremble, quand il sourit, ses dents envahissent l’écran. Et puis il y a ces moments où son visage se plisse, où il semble incapable de continuer à chanter et sur le point de se mettre à chialer. Une seconde seulement, deux tout au plus, pendant lesquelles les ondes Martenot se taisent et s’égrènent quelques notes de piano en fin de phrase… Aussitôt Brel reprend de sa voix sûre, puissante et articulée. Mais le malaise demeure, la sensation pénible qu’il est au bord des larmes et qu’il peut craquer n’importe quand. En vérité, de la retenue, de la réserve, de la pudeur, Brel n’en a jamais eu et n’en aura jamais. Il le dit lui-même, le métier d’interprète est un métier d’exhibitionniste: il s’exhibe.

“Un homme ne devrait pas chanter ça.” C’est ce que Piaf déclare à la création de “Ne me quitte pas”. Elle a raison. Barbara, l’amie, la complice, ne chante pas ça, mais “je ne dirai plus rien.” C’est presque pareil, “je ne dirai plus rien” et “l’ombre de ton chien”. D’ailleurs, à peine si la substitution se remarque. Mais sa reprise ne fonctionne pas. Piaf, elle, sans doute parce qu’elle n’est qu’une femme, et une femme diminuée, chante ça. “Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien.” Mais la grande tragédienne de la chanson ne convainc pas. En fait, il n’y a que Brel pour chanter vraiment ça, Desnos et Dostoïevski. Il baisse la tête et humblement, “je ne vais plus pleurer, je ne vais plus parler”, il continue, “laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien, mais”, continue, “ne me quitte pas, ne me quitte pas, ne me quitte pas,” bouge les lèvres encore une fois sans qu’aucun son sorte de sa bouche et, sur le fondu au noir, d’une voix profonde et grave, “ne me quitte pas.”

“Ne me quitte pas” est une chanson à la première personne et Brel, cette fois, dit “je” sans biaiser, sans prendre l’accent, sans tirer la langue, sans faire la grimace. Il chante et il supplie, il supplie et il chante, c’est ce qui rend sa chanson obscène et sa supplique si belle. La vérité, l’intime vérité, c’est que Barbara, on ne la quitte pas, Piaf non plus, en tout cas, pas de cette manière-là, alors que Brel, si et de la pire manière qui soit, et encore et toujours et toujours de la pire manière. Brel, on le quitte, en dépit de sa bio, de Suzanne, de Sophie, de Marianne, de Madly, de sa chambre cité Lemercier à deux pas de la place Clichy, de son appartement dans le XIVe rue Dareau, de son grand studio 51, rue Edouard Nortier à Neuilly, de sa tombe au cimetière d’Atuona dans la commune d’Hiva-Oa aux Marquises. On le quitte même quand c’est lui qui part et qu’il ne revient pas, sauf une dernière fois pour l’ablation du lobe supérieur de son poumon gauche à la clinique Edith-Cavell à Uccle au sud de Bruxelles. Brel, quoi qu’il en dise, rate sa vie d’homme et réussit sa vie d’artiste.On le quitte et le public l’applaudit. Un vrai triomphe. 1 514 837 vues et 8,3 K likes.

Brel arrête la scène en 66. Il a toujours sa grande bouche, mais, s’il l’ouvre désormais, c’est pour faire ses adieux au public. “Il était vraiment vraiment bien plus heureux, bien plus heureux avant, quand il était cheval. Mais elle a voulu qu’il devienne son banquier, toudoudou, elle a voulu qu’il se mette à chanter, toudoudou (les cuivres), et puis, évidemment, elle est partie, elle lui a tout pris, elle ne lui a laissé que ses dents.” C’est avec cette chanson inédite que Brel ouvre son concert d’adieu à l’Olympia ce 6 octobre 66. Et, bien sûr, il ne se borne pas à chanter “Le Cheval”, il le mime de cette manière singulière qu’il a, enfantine et bouffonne. Il faut le voir gesticuler dans son rond de lumière sur le grand plateau noir, lancer l’une après l’autre ses grandes jambes devant la salle comble, montrer ses grandes dents des deux mains aux deux mille personnes de l’assistance. Brel n’a pas peur de se donner en spectacle, il a peur de se derrièriser, de se variéter et de devenir marchand de chansons. Au fond, il est mal à l’aise avec le succès qu’il a obstinément recherché. Il n’a pas tort.

Les débuts de Brel sont difficiles. Son père lui demande de prendre un nom de scène, Canetti, le producteur de chez Philips, l’engage à trouver un interprète pour ses chansons, et la presse parisienne l’invite à repartir pour Bruxelles. Mais, au lieu de le décourager, ces résistances le confortent dans son ambition. L’anticonformiste veut être tête d’affiche. Et c’est seulement alors que le nom de Brel s’étale en grandes lettres rouges au fronton de l’Olympia et que le Tout-Paris se presse dans la salle, qu’il se met à regretter bruyamment son écurie, sa jument, et ses silences d’autrefois. Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, d’emporter le morceau à l’énergie et au culot. Les spectateurs applaudissent des deux mains. Le public est venu fêter l’artiste, il le fête. Le concert s’achève par vingt minutes d’applaudissements et Brel, contrairement à son habitude, revient saluer plusieurs fois, après la douche, en peignoir et chaussettes, détendu, souriant. Il peut se le permettre, sa carrière est derrière lui. Après l’Olympia, il tourne encore six mois pour honorer ses engagements, fait quelques apparitions sur les plateaux de télévision (“chauffe, Marcel, chauffe”), enregistre quatre albums. Mais, en dehors de sa brève et désastreuse incursion dans la comédie musicale, il ne remonte plus sur scène. Il se contente désormais de courir le monde en hennissant.

Je n’aime pas les chansons. Toutes les chansons me rendent triste, même les plus gaies. Alors celles de Brel et celle-là, n’en parlons pas. Je ne l’écoute jamais et jamais jusqu’à la fin. C’est le refrain que je ne supporte pas, ces mêmes paroles répétées jusqu’à plus soif. Une fois, deux fois, trois fois, bon, passe, ça va encore, mais quatre, non, quatre, là, c’est trop, c’est mort, je ne peux pas. Je me défends pourtant, je pense, il ne s’est pas cassé quand même, le con, mais il faut croire que je me défends mal. C’est Brel, la voix de Brel, l’inflexion de sa voix qui me cueille, et le piano de Jouannest, en écho à cette voix, ces cinq notes, mi -mi-fa -mi-mi, m’achève. “Ne me quitte pas, tititatiti…” Ça ne loupe jamais. À tous les coups, je pleure.

Ne me quitte pas quatre fois

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