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Paix pour Lola

Ce qui s’est passé, c’est tout simplement pas croyable, il a répété ça en lavant les taches de sang déjà brunies par l’air, vous vous rendez compte, il y en a eu jusqu’ici et maintenant il va falloir tout nettoyer, on n’arrivera jamais à tout ravoir, le sol est foutu, il faudra refaire la peinture, qui aurait pu croire ça, une fillette bien comme il faut, et moi qui croyais avoir trouvé l’âme sœur. Elle n’est pas mieux que les autres, toutes les mêmes à geindre, à hurler. Je n’en pouvais plus de l’entendre hurler. Je suis pourtant quelqu’un de commode, mais il faut être gentil avec moi, on ne peut pas dire, elle était jolie, polie, toujours un bonjour, toujours un sourire. Je l’aimais bien, vous savez, ça m’a fait un drôle de choc de la voir là, comme ça.

Voilà bientôt dix-huit ans que je suis sur cette terre, je m’appelle Max et je peux vous dire que j’ai bien vécu, j’en ai eu des filles, surtout des filles bien, je ne dis pas qu’il n’y en a pas eu des bizarres, mais que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde. Elle, la petite dernière, elle s’appelait Lola, elle dormait dans l’herbe. Je l’ai rencontrée au bord de la route, dans mon patelin à Douai. Il était presque quinze heures, la chaleur était étouffante, mais pas pour la gamine. Elle attendait avec son lapin dans les bras. Elle aurait pu être sur Mars, elle aurait attendu comme ça longtemps, les yeux plissés à cause de la lumière blanche. Elle a sursauté en me voyant, puis elle a rougi.

Tu me souris, tu es belle comme un cœur, avec ta peau laiteuse, tes cheveux blonds éparpillés, tes yeux verts, ta jupette rose, ton gilet blanc déformé aux coudes et ton lapin dans les bras. Tu es un modèle réduit à la Claudia Schiffer. Tes ongles ne sont pas vernis, tu sembles tout droit sortie du monde des petites filles modèles. D’où viens-tu?

Je tremble à ta vue et je m’avalerais bien un Temesta, mais je n’en ai pas sur moi. Je ne veux pas me calmer, je veux rester pleinement présent à te regarder te ronger ces ongles sans verni et tourner la tête de droite à gauche, serrer ton lapin de plus en plus fort, mordiller ce petit doigt, écarquiller les yeux.

Tu n’es pas comme les autres. Je suis troublé.

“Calme-toi Max. Elle est encore petite et elle ne doit pas aimer les garçons qui prennent trop les devants.”

Tu n’as pas voulu me dire ton nom ni celui de ton lapin, tu n’as pas voulu me parler, tu m’as seulement dit qu’il n’y avait pas classe et que ta maman t’a donné la permission de sortir.


*


Je m’appelle Lola, j’ai dix ans, ce matin j’ai eu envie de mettre mes baskets roses, celles avec des brillants. C’est vrai, les lacets sont défaits, mais je m’en fiche, c’est la mode. J’ai aussi eu envie de mettre ma jupe rose, celle toute plissée qui arrive au-dessus de mes genoux, on me dit qu’avec mes cheveux blonds, mes yeux verts, et cette jupe, je ressemble à une Barbie.

Aujourd’hui, il fait beau, maman doit repasser du linge, elle m’a donné la permission de sortir et de ne pas trop m’éloigner. Je m’assois dans l’herbe au bord de la route avec mon lapin blanc.

Soudain une ombre me fait sursauter. Planté devant moi, il y a ce monsieur avec sa casquette bariolée et son sac à dos. Il me fait peur, je suis encore une enfant, je suis fragile, mais je ne veux pas le montrer, je fais semblant d’être forte. J’ai toujours été livrée à moi-même. Je n’ai rien à dire, je ne dois pas lui donner mon nom, ni mon âge, ni le nom de mon lapin, maman m’a appris les règles “ne pas s’approcher des étrangers et surtout ne pas dire son nom aux étrangers.”


*


Quand je l’ai vue allongée dans l’herbe, mon cœur s’est mis à battre la chamade. Je lui ai dit de ne pas avoir peur, que j’étais son ami, et que j’aimerais l’emmener au pays magique des lapins.

Elle m’a regardé et elle m’a dit: c’est vrai! Il y a un pays magique des lapins! J’ai vu une étincelle dans ses yeux, et je lui ai dit oui. Elle a caressé le poil blanc de sa peluche et elle a pleuré.

Elle m’a dit: “tu sais, je suis souvent dans ma chambre avec mon lapin. Je me demande pourquoi papa est parti et pourquoi maman boit ce liquide jaune! Je les ai souvent vus crier. Est-ce que c’est parce que je suis méchante? Je voudrais que maman me dise qu’elle m’aime. Mais elle ne vient jamais. Et je suis triste.”

Elle s’appelait Lola, elle avait dix ans et sa peluche s’appelait Doudou. J’aimais ses mots d’enfant, ils m’ont transpercé. Nous sommes partis. Elle serrait son lapin avec ses longues oreilles blanches. J’avançais à grands pas. Elle marchait derrière moi.


*


Il commençait à faire frais, mon gilet me réchauffait un peu et je serrais très fort mon lapin, j’avais de la peine à avancer, car Max marchait vite. J’avais mal aux jambes, alors je lui ai dit: on est bientôt arrivés!

Il m’a répondu: mais j’y pense Lola, tu dois avoir soif! J’ai du Coca dans mon sac. Tu aimes le Coca! Je lui ai dit que j’aimais bien le Coca.

Il m’a tendu une bouteille. J’ai d’abord bu à petites gorgées, lui, il buvait une bière. J’ai trouvé que son Coca avait un drôle de goût. Je mourrais de soif et j’ai tout bu d’un trait.

On a repris la route, je me sentais bizarre, puis j’ai eu un vertige, je serrais toujours Doudou et je me suis écroulée.


*


Il y a des mois que j’attendais ce moment, des mois pour revivre chaque scène, repenser à chaque détail, pour me rassurer, pour tâcher de me convaincre… Je devais me convaincre, mais de quoi? Cette petite serait peux être mieux que les autres? Elle me déstabilisait, j’étais perdu comme un gosse au milieu de la foule, incapable de prendre la moindre décision, de trouver le mouvement qui saurait relancer le lamentable naufrage de ma volonté.

Je suis soulagé d’être enfin arrivé dans ma tanière, celle où j’ai emmené mes jeunes proies. Mon havre de paix abandonné au milieu des terres. Ici, je suis tranquille, personne ne vient.

Ici, il n’y a que du blanc. J’ai tout repeint, le sol est blanc, les murs sont blancs, même les draps sont blancs, tout ce qui m’entoure est blanc. J’aime le blanc, à mes yeux cela représente la pureté. Seuls les barreaux du lit dans lequel Lola est allongée sont foncés. Je vais devoir les peindre en blanc.

Je regarde ma belle endormie. La petite pièce est inondée de lumière. Je ne vais pas l’enfermer ni l’attacher, les fenêtres hautes ont toutes des barreaux. La porte insonorisée de la cave restera ouverte, seule la porte d’entrée sera verrouillée. Nous sommes libres, je suis heureux comme un gamin avec son nouveau jouet.

Je me regarde dans la glace et je me parfume d’eau de Cologne. Je sais ce que je vais faire, je vais la réveiller tout doucement avec ma bouche.

Dehors, le ciel s’obscurcit, une douce pénombre s’installe. Je tourne la tête vers une fenêtre. Ce simple geste m’embrase le crâne et me catapulte vers mes jeunes années. À quatorze ans, je voltigeais entre le visage anxieux de ma mère et le dur visage de mon père. J’ai toujours vu le verre à moitié vide, plutôt qu’à moitié plein. Je peux dire que ça filait droit à la maison, avec une mère autoritaire et un père souvent ivre. Emporté par la rancœur, j’ai commis l’irréparable. Puis j’ai touché le fond, mon père est parti en prison, c’est lui qu’on a accusé. Moi, je suis parti dans un centre de psychopathes, je fus placé sous haute surveillance, ils m’ont dit que j’étais malade, qu’il fallait me soigner.

Plus tard, je suis ressorti rempli d’entrain pour une période plus positive. À ce jour, la plaie est toujours aussi profonde, une saveur d’absinthe pénètre toute mon âme. Un sentiment de dégoût, de douleur m’oppresse, m’enveloppe de toutes parts dans un brouillard de nuit d’automne; et je ne sais comment me délivrer de cette obscurité ni de cette amertume. Je ne peux pas attendre l’apaisement du sommeil; je sais que je ne dormirais pas. Je songe à la vanité, à l’inutilité, à la banale fausseté de tout ce qui est humain.

Je sors de mes pensées, je vais vers elle, je l’embrasse tendrement et je ferme la porte.


*


Il ne se passe rien, il n’y a pas le moindre bruit ni le moindre mouvement. C’est un rêve étrange, du moins je suppose qu’il s’agit d’un rêve. Pour en avoir le cœur net, il faut que je me réveille, j’ai mal à la tête et je n’arrive pas à ouvrir les yeux. Ça ne marche pas et je suis comme prisonnière.

C’est bizarre, il me semble avoir entendu un bruit qui provenait de la pièce. Avoir senti une présence, une odeur. Suis-je en train de rêver? J’ai envie de hurler, mais je n’y arrive pas, aucun son ne sort de ma bouche. Quelque chose cloche. Il n’y a personne pour m’entendre, ma mère doit s’inquiéter. J’ai désobéi aux règles. J’ai peur, j’ai mal. Où est Doudou? Suis-je toujours en train de rêver?


*


Je m’appelle Roger Lefebvre et je suis inspecteur à Douai depuis 1990. Quadragénaire épanoui, marié et père de deux enfants. J’officie depuis toujours sur des affaires de séquestration, de disparition d’êtres humains, de viols sur mineurs… En fermant mon ordinateur avant de quitter le bureau, plein de souvenirs judiciaires remontent à la surface de mon cerveau. Tantôt burlesques, tantôt dramatiques, parfois les deux, ces réminiscences me replongent dans la fange parcourue avec abnégation tout au long de ces années. Rien toutefois ne devait plus m’émouvoir autant que le destin de cette petite Lola…

Aujourd’hui, parmi les nombreuses plaintes, il y a cette femme, cette furie à moitié ivre, les yeux hagards, décoiffée, qui mâche ses mots, j’ai dû la placer en cellule de dégrisement pour y voir plus clair et comprendre enfin que Lola a disparu depuis trois jours.

Cette nuit, je peine à trouver le sommeil, l’image de cette malheureuse fillette ne me quitte pas. J’ai l’impression de ne pas avoir dormi, pourtant je m’éveille en sursaut, le cœur battant. Le visage de cette gamine, notamment sur la photo, ne m’est pas inconnu, je l’ai déjà vue quelque part…


*


La nuit sera longue, déjà trois jours, trois nuits. Dans cette masure abandonnée, avec ma proie. Je ne veux pas retourner là-bas dans cet asile de fous, je dois me cacher, la protéger, je dois attendre…

J’aime l’observer, elle est si belle, si pure, si délicate avec ses longs cheveux blonds en bataille et sa jupette rose.

J’enlève les attaches de ses poignets, je ne décide pas consciemment de lui faire confiance. Mon corps prend les commandes. J’ai besoin de la sentir. J’entre dans son espace. Elle ne s’enfuit pas. J’enserre son cou. Elle me griffe. Je peux la tuer et elle le sait.

Tu m’appartiens Lola et je suis dans toi. Je perds le contrôle, j’explose et je t’appartiens. Tu ne bouges plus, pantelante. Ton corps est un lis blanc, il ne ment pas et les taches rouges qui parsèment ta jupette rose racontent ton plaisir. Tu flottes sur un lac sombre, le mien.


*


Je me lève aux aurores pour étudier l’affaire Lola Casier. La découverte de mon visage dans la glace, lorsque je m’arrache enfin de mon lit, me choque. Cet homme cerné, mal rasé, me fait peur. J’ai la nausée, je ne dors presque plus, seul un café bien corsé me permet de tenir debout. Il faut retrouver l’endroit où ce malade la retient. Ce tortionnaire a bousillé des vies. Je sais qu’il nous épie, il se cache, il joue avec nos nerfs, c’est comme un vilain jeu machiavélique, il nous nargue. Il est parvenu à devenir maître de la situation, nous n’avons que peu d’indices sur son passage. Il faut trouver la faille avant qu’il ne soit trop tard… Le temps est notre ennemi. Il s’écoule avec une telle lenteur qu’il me compresse, les secondes, les minutes, les heures me phagocytent, prennent possession de ma pauvre enveloppe charnelle comme une proie prisonnière des fils de soie d’une araignée. Lola est l’unique sujet de mes pensées, mon obsession existentielle.


*


Tu es enfin réveillée, tu te mords les lèvres et tu me regardes fixement. Soudain tu cries, je suis surpris, tu attrapes ma cheville et je tombe. Tu continues à me donner des coups de pied. Je suis plus grand et plus fort que toi, j’attrape ta jambe et maintenant c’est toi qui t’écroules au sol. Je te chevauche, tu essaies de me griffer, mais tu n’y arrives pas. J’enserre tes poignets dans mes mains. Tu me craches au visage et tu te débats. Tu ne peux pas m’atteindre. Tu n’essaies pas de me résister et l’espoir renaît. Je t’embrasse dans le cou, ça ne te plait pas. Je comprends, la situation est nouvelle pour toi.

Prise de panique, tu recommences à hurler. Tu réclames ton lapin, tu veux m’abandonner. Je me mets à serrer ton cou pour que toutes les mauvaises réponses s’en aillent. Qu’elles se réfugient dans tes yeux exorbités et colorent tes joues de rouge. Les mauvaises réponses tu dois les cracher, et déjà la salive s’accumule aux commissures de tes lèvres.

Tu suffoques, ta voix est à peine audible. Je serre plus fort, tu es calme. Je relâche prise. Rien ne sort de toi. Qu’ai-je fait?

Je secoue ton corps. Je ne t’entends plus respirer. Je t’aime Lola et je te demande pardon. Je presse mes mains sur ta cage thoracique. Il faut que tu respires! Je me penche sur toi pour que mes oreilles touchent tes lèvres. Quand tu respireras, je veux l’entendre. J’attends indéfiniment et je me retire.

Il règne un silence hargneux qui n’a rien à voir avec le silence paisible de la cave. Chaque seconde qui passe, tu es un peu plus muette, et chaque seconde qui passe je suis un peu plus abattu. Tu ne m’as laissé aucune chance, tu as ruiné ma vie. Je me suis trompé.


*


Nous avons retrouvé un petit lapin blanc taché de sang au bord d’un fossé. Notre équipe s’est démenée, ils ont travaillé d’arrache-pied, l’analyse a révélé que le sang prélevé sur le lapin était bien celui de Lola. Je suis soulagé que cette sordide affaire puisse enfin être résolue. Nous avons tout passé au crible, un vrai travail de fourmi qui nous a demandé beaucoup de temps. Nous allons enfin mettre la main sur ce malade et n’allons pas le laisser filer. Dans son dossier, j’ai découvert qu’il a déjà été coffré à l’âge de quatorze ans et placé sous haute surveillance dans une unité psychiatrique fermée.


*


Je m’enfonce dans les profondeurs de la nuit, plus noire que les méandres de ton âme solipsiste. Je ne serai jamais aussi seul qu’à ce moment où je creuse dans l’obscurité. Je dois préparer ta dernière demeure. Je poignarde la terre de ma pelle en acier. Je défais la couverture enroulée autour de toi, tu es si pure, si belle. Tu montes au ciel et je dois user de toutes mes forces pour enfouir ton précieux corps au plus profond de la terre. Je te recouvre de cailloux, de branches et de feuilles. Lola tu as changé ma vie, tu es tellement plus qu’un simple corps.

Des lancements irradient mon cerveau et m’arrachent des larmes de rage au coin de mes paupières. Ils m’ont retrouvé ces salauds, ils ont été plus malins que moi. J’ai dû faire une belle connerie. Ils m’ont emmené et je n’ai pas résisté. Je n’ai plus rien à perdre, je leur ai indiqué l’endroit où elle se trouve, où son âme repose en paix.


*


Lefebvre a remarqué un léger rictus altérer la physionomie du monstre. Une âme y résiderait-elle encore?

Paix pour Lola

?
France
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