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Prélude à Hradčany

Pour M. évidemment.


L’Arpenteur ne donnait plus signe de vie et j’avais décidé d’activer le plan de secours.

La discrétion qui entoure cette affaire est de rigueur et m’oblige à garder l’anonymat sur les acteurs de ce récit. Celui que nous appellerons par conséquent “l’Arpenteur”, un agent spécial mandaté par le Comité Central du Marcon avait été envoyé à Prague au début de l’hiver pour enquêter sur la disparition de Joseph K., un témoin majeur du procès Q. Il m’envoyait des rapports quotidiens mais depuis une semaine plus rien, silence radio, aucune réponse à mes messages. Le plan de secours prévoyait ma propre activation ainsi que celle d’un agent dormant à Prague, une agente que nous appellerons “la Blonde”.

Je préparai ma valise, pris le premier vol pour la capitale magique de la vieille Europe comme l’écrivait André Breton et descendis à l’hôtel Europa, place Venceslas, un lieu au charme indéfinissable, mélange d’Art Nouveau, d’Art déco et de nostalgie de toutes les époques révolues. Après mon installation à l’hôtel Europa je pris un taxi pour me rendre à l’hôtel-monastère de Strahov.

C’est là, dans ce couvent de l’ordre des Prémontrés situé sur les hauteurs de Prague et dont une partie avait été reconvertie en hôtel, que j’avais envoyé l’Arpenteur au début de sa mission. Déguisé en universitaire allemand chargé de cours sur l’histoire de l’Europe à l’âge baroque, il aurait eu toutes les facilités pour se rendre dans les archives, les musées… et bien entendu au Château qui était le lieu principal de notre attention dans le cadre du procès Q.

D’après ses derniers messages, l’Arpenteur n’avait pas changé de résidence. Je me présentai à la réception, une petite pièce dans la cour intérieure du monastère, et engageai la conversation en allemand, une langue admirable que je maîtrise à la perfection.

— Bonjour! Je suis un confrère de l’Arpenteur, il m’a fixé rendez-vous ici, pourriez-vous lui signaler mon arrivée?

—Ahem! Guten Tag Herr Professor. Je suis désolé mais Herr Landvermesser a quitté l’hôtel depuis une semaine.

—Ach! C’est très ennuyeux. A-t-il laissé des messages, un mot quelconque?

— Jawoll! Il a déposé une carte postale en demandant de la donner à son confrère. Je vous la présente immédiatement. Prosím!

L’employé qui mêlait assez laborieusement l’allemand au tchèque me tendit une carte postale en couleurs de la Bibliothèque de Strahov. Il était écrit Strahovská knihovna sur l’illustration de la salle de théologie, remarquable pour ses fresques et son décor en stuc. Je tournai la carte et remarquai deux choses: il y avait un vieux timbre à l’effigie d’un Président de l’ancienne République tchécoslovaque collé au dos, et une brève note rédigée en allemand et signée L. qui disait: Vieille branche, j’en ai ma claque des archives, je prends quelques jours de repos à Mariánské Lázně.

Je remerciai l’employé d’un sonore Děkuji!, empochai la carte et quittai le couvent de Strahov, empruntant la route à pied qui descendait de la colline de Petřín vers Malá Strana. J’allumai ma pipe avec un peu d’herbe à pipe de la Comté et réfléchissais tranquillement à la situation en admirant le paysage de la ville de Prague, assurément une des plus belles villes du monde. En un sens, je n’étais pas mécontent de me retrouver ici après toutes ces années, bien au contraire! Mais il y avait le problème de l’Arpenteur, der Landvermesser, disparu volontairement ou pas, il faudrait trancher la question, qui faisait lui-même suite à la disparition de Joseph K., le témoin-clé du procès Q., quelque part entre la Moldau et le Château. Das Schloss… Cela commençait à faire beaucoup de disparus pour une affaire qui agitait furieusement le tout Marcom. Il fallait que je me hâte de trouver les chaînons manquants.

Il était évident que la carte postale elle-même faisait partie du message, voire était le message principal: mais en quel sens? J’avais reconnu l’écriture de l’Arpenteur., toutefois ce qu’il avait rédigé pouvait être pris au pied de la lettre et il pouvait avoir écrit ce texte contraint et forcé ou avec un sens caché. Le contenu ne correspondait à rien de convenu entre nous si les choses tournaient mal pour lui. À supposer que ses ennemis aient eu la même idée que moi, ils auraient pu aussi bien faire rédiger la carte après l’enlèvement de l’Arpenteur, dans le but de me diriger sur une fausse piste. J’étais dans la plus grande perplexité. Restait la carte récente, et son timbre, ancien. Je la pris de la poche de mon manteau et l’examinai à nouveau de face et de dos. Je pris une photo du timbre et une recherche d’images permit d’identifier le portrait du Président. Il s’agissait d’Antonín Zápotocký, deuxième Président de la Tchécoslovaquie communiste après Klement Gottwald, entre 1953 et 1957.

Je sautai dans un tram et j’envoyai un message à la Blonde. Il était encore temps de prendre un goûter à l’hôtel Europa et de pêcher quelques informations.

Elle m’attendait déjà au café de l’hôtel sous la balustrade en bois de la galerie, un verre de martini blanc à la main. Un vieux pianiste en habit jouait des mélopées tristes. Je passai commande d’un Apfelstrudel avec une boule de glace et m’assis en face d’elle, déposant la carte postale de l’Arpenteur sur la table.

La Blonde n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre, le regard un peu flou et le maintien droit, distant et attentif.

— Vous seriez étonné d’apprendre, dit-elle, que le pianiste, il s’appelle Pavel, jouait dans ce Grand Hôtel Evropa à l’époque soviétique et qu’il a connu le Printemps de Prague.

Elle s’exprimait en français, la langue étrangère qu’elle préférait. J’avais toujours été sensible à son accent tchèque, délicieux à mes oreilles. Des souvenirs forts agréables refaisaient surface. Ce n’était pas le moment de me laisser aller. Je lui demandai:

— Et la révolution de velours, il a connu tout cela aussi, dans cet endroit?

— Et l’arrivée des McDo… et la disparition de l’odeur de chou dans les vêtements et les cheveux… oui, il a vécu tout cela, c’est pour moi une mémoire vivante magnifique, j’apprends beaucoup de choses sur ma ville grâce à lui.

— Que savez-vous du procès Q.?

Elle haussa les sourcils.

— Quelle importance, dit-elle. Cela ne vous dérange pas si je fume?

— Pas du tout. Mais est-ce autorisé, ici?

— Vous devenez de plus en plus tatillon avec l’âge, il me semble. Je vous ai connu plus audacieux, plus jeune aussi mon cher C.

Je me ratatinai sur ma chaise, j’avais pris du poids certes… Elle fit un geste du doigt vers la copieuse portion de tarte aux pommes qui venait d’être servie, surmontée d’une énorme boule de vanille arrosée de crème…

— Vous voyez, vous exagérez, comme d’habitude! conclut-elle en allumant une cigarette américaine qu’elle sortit d’un étui platiné. Pour répondre à votre question, ajouta-t-elle en rejetant une bouffée mentholée, cet hôtel m’appartient… je suis chez moi ici — quoique, je me demande parfois si ce n’est pas moi qui appartient à cet hôtel, qu’en pensez-vous C., la matière ne prend-elle pas possession de nous à la longue? Ce verbe, “avoir”, il est trompeur, il est fallacieux, c’est le Monde qui nous tient, nous sommes à lui! C’est un lieu commun de dire que nous ne possédons rien. Il faudrait inverser le sujet.

Elle se leva et se dirigea vers Pavel, le pianiste, lui dit quelque chose à l’oreille en posant une main affectueuse sur son épaule.

Les notes somptueuses du prélude en do dièse mineur de Rachmaninov s’élevèrent dans l’atrium du vieil hôtel qui avait entendu Franz Kafka faire une lecture publique en 1912. Toutes les conversations s’arrêtèrent dans le café, les clients se tournaient vers le pianiste, écoutaient la musique. D’autres fantômes surgirent du passé comme dans un film d’actualité en accéléré: les Présidents de la Première République tchécoslovaque, Tomáš Masaryk, Edvard Beneš, abandonné par les démocrates occidentaux, des centaines d’enfants juifs rassemblés ici et sauvés par un philanthrope anglais juste avant la guerre, l’ombre sinistre de l’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich, gouverneur du Protectorat de Bohème-Moravie, les protagonistes du coup de Prague, les premiers Présidents communistes, Klement Gottwald, Antonín Zápotocký…

Cela évoquait pour moi une série, une série dont le terme suivant me donnerait peut-être la clé que je cherchais.

Le procès Q. s’évanouissait dans la fumée de cigarette de la Blonde et disparaissait dans les volutes sonores du Prélude. Ce procès changerait-il quelque chose à la marche des affaires? La mise en place du nouveau Comité d’Éthique interinstitutionnel du Marcom rendrait-elle la politique plus vertueuse? J’en doutais. Mais un impératif moral plus fort que tous les comités d’éthique du monde m’obligeait à retrouver ceux qui dépendaient de moi, fussent-ils morts ou vifs: Joseph K, l’Arpenteur… C’était au cœur administratif de la ville de Prague, sur la colline de Hradčany, au Château, que la commissaire du Marcom en charge des Valeurs, elle-même tchèque, avait fait installer ce Comité. Tout se tenait dans un mouchoir de poche. Il suffisait de bien regarder.

La Blonde revint s’asseoir à la fin du morceau pendant que tout le monde applaudissait le pianiste. Pavel, très digne, s’inclina plusieurs fois dans notre direction et s’en alla prendre un verre d’une liqueur verte au comptoir. Je le vis s’en faire servir plusieurs d’affilée qu’il avalait d’une traite.

Elle enchaîna comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.

— Joseph K. n’est plus de ce monde, dit-elle avec gravité. Mais je vous aiderai à retrouver le corps et le renvoyer à sa famille… qui n’est pas loin d’ici, dans le vieux cimetière juif.

— Je m’y attendais, hélas… Et pour l’Arpenteur?

— Il se bat avec les fantômes d’une armée de bureaucrates du Château.

— Comment ! Vous voulez-dire qu’il est… quelque part sur la colline de Hradčany à l’heure qu’il est? Mais je dois y aller, sa vie est peut-être en danger.

— Je vous aiderai à entrer au Château… le reste vous appartiendra.

Elle prit la carte postale et l’examina. Elle sourit.

— Très astucieux votre Arpenteur. Cherchez ce que vous faisiez à Marienbad entre 1953 et 1957 et vous trouverez.

— C’est absurde!

— Non, c’est un mot de passe. Vous devriez peut-être regarder L’année dernière à Marienbad? Cela vous donnerait de l’inspiration. Justement, on le joue ce soir dans un ciné-club de quartier…

— J’ai mieux à faire qu’à me plonger dans la mélancolie, très chère!

J’appuyai fortement sur ces derniers mots et me levai. Je n’avais pas touché à une miette de l’apfelstrudel dégoulinant de glace.

Il fallait donc que j’y aille, que je parte moi aussi comme l’Arpenteur, affronter l’absurdité d’un monstre froid, que j’y laisse peut-être ma peau, mes os, ma tête, mon ventre, mon cerveau en gelée, dégoulinant, que je cherche la faille pour entrer au Château, pour trouver moi aussi le Graal qui guérirait la terre abandonnée par son Souverain, qui guérirait le Souverain lui-même, c’est-à-dire nous tous car nous tous avions abandonné la terre, mise en coupe réglée, mise en pièces, ravagée par les sorciers, détruite par les maléfices. En étais-je digne?

Le soir était tombé. Sur le pont Charles j’agitais de sombres pressentiments liés à un danger imminent. Je fumai un peu d’herbe à pipe pour me calmer.

J’ai sorti un carnet de la poche de mon manteau et de quoi écrire.

La Blonde arrive sur le pont Charles. Elle se dirige tranquillement vers moi.

Prélude à Hradčany

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