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Pâques

Eh bien non, je ne suis toujours pas morte! Malgré la pandémie, les inondations, la canicule, j’en passe et des moins bonnes: les montants faramineux des factures de gaz et d’électricité et, dans la foulée, les prix d’à peu près tout ce qui se vend, qui grimpent et ne redescendront jamais. Soit. J’espère que tu vas bien et que, peut-être, nous aurons l’occasion de nous revoir bientôt. Je suis à présent libre n’importe quand et pour n’importe quelle fiesta. En attendant, je te souhaite une bonne et heureuse année.


La carte postale dessinée qui représentait six oursons agglutinés s’ébrouant dans la neige, m’était parvenue le premier jour de mars, était signée Capucine et, mon Dieu, cela devait faire vingt ans que nos chemins s’étaient séparés. Je recopiai soigneusement l’adresse indiquée au bas de la carte et je lui renvoyai mes vœux les meilleurs après m’être remémoré le temps de notre association d’autrefois qui avait consisté, notamment, à concrétiser un projet d’exposition autour d’objets dessinés par Hergé dans une des aventures de Tintin. Nous avions dans différents musées négociés l’autorisation d’emprunter le vase Ming en couverture du Lotus bleu, la tapisserie du dragon rouge qu’on voit sur cette même jaquette, une peinture rare de bambous, une statuette d’une secte bouddhiste tibétaine de style Geluppa, la reproduction du paquebot emprunté par le jeune aventurier pour rejoindre l’Europe, une cangue, des exemples nombreux de calligraphie chinoise et des vases Qing bleus à motifs floraux.  Et d’autres objets encore, choisis très à propos par Capucine, historienne de l’art, égyptologue, brillante, téméraire, sérieuse, fiable, organisée, blonde, mince, très éduquée, amoureuse parfois, sincère toujours, et absolument constante et volontaire, et vive comme un tarpan! (C’était une hardie cavalière).

Capucine s’enquit, auprès de je ne sais quelle connaissance, de mon adresse électronique et c’est par ce biais qu’elle me recontacta.

Salut! Contente d’apprendre que tu as franchi le cap de toutes les calamités. Pour les suivantes, on verra. Chaque chose en son temps.

Elle m’écrivait que communiquer par courriel la dispensait de descendre les douze kilomètres en direction de Spa pour trouver la boîte aux lettres la plus proche. En fait, elle n’habitait même pas un village, mais un lieudit très isolé comme on les voit dessinés par Comes dans Silence. Un hameau inquiétant, mystérieux, secret, en noir et blanc comme une peinture sur verre de Pierre Soulages.  Elle m’avait bien reconnu en découvrant, voici quelques années, deux de mes planches parues dans un quotidien local. Je dessinais autrefois, c’est vrai, des histoires courtes dont le personnage récurrent ne s’étonnait de rien. Blasé? Non, mais philosophe: “l’homme et son destin, lutte inégale”, concluait-il souvent.

— Tu es le bienvenu, si ce n’est que je partirai en mai, à pied, direction la France, la Suisse et l’Italie, pour une durée de trois mois au moins.

Elle réduisait la voilure et n’était plus libre n’importe quand. Ni pour n’importe quelle fiesta,car je la conviai à la fête d’anniversaire d’un ami commun.

— Mais, caramba! Cela va être la même déception qu’il y a dix ans, lorsque je me trouvais aux States au moment de fêter ses quarante printemps.

Cependant, ce n’était pour elle que partie remise et elle m’enjoignait de “pousser une pointe” jusqu’à son “charmant bled.”  Elle jouerait très volontiers le taxi s’il s’agissait de venir me chercher aux abords d’une gare, celle d’Aywaille ou bien de Spa. En pièce jointe deux photos absolument splendides d’une échappée sur la campagne enneigée au sortir d’un bosquet. Un chemin impraticable — un mètre de neige ne devait pas être simple à dégager — avançait vers sa maison, un ancien presbytère avec ses étroites fenêtres à croisée et sa construction en grès du pays, en pierre jaune de Fontenoille.

Je répondis à Capucine, un peu fantasque, je le savais. Mais, diable, me disais-je, par quels sortilège, inconséquence ou étourdissement eut-elle un jour l’idée de s’enterrer, elle, si vivante, dans un endroit aussi reculé?


Une nuit d’insomnie je me décidai, vers 3 heures du matin, à lui confirmer mon arrivée pour Pâques en terre ardennaise. L’espoir et le souhait très cher d’un printemps précoce me motivant. Dans moins d’un mois, le 8 avril, le train de 10 h 2 à B. me déposerait via Verviers à Spa à 12 h 20. Cela conviendrait-il? Devais-je réserver pour moi une chambre d’hôte ou d’hôtel ou disposait-elle, une mansarde suffirait, d’une pièce où m’installer?

La réponse ne tarda guère. Capucine s’enthousiasmait à l’idée que je lui rende visite, mais le 8 elle se trouverait à M. avec des copines pour visiter l’exposition sur l’Égypte qu’on y présentait. Cela dit, elle se montrait ensuite très méthodique et je reconnaissais là cette capacité d’organisation que je lui enviais depuis toujours. 


Le musée ferme à 17 heures. Si mes amies et moi buvons un verre ensuite, cela nous porte à 18 heures. Il me faut 2 heures pour arriver chez moi en passant par N. déposer une de mes camarades. Des trains rappliquent encore à Spa après 20 heures. Tu pourrais prendre celui qui arrive à 20 h 19. Tu ne perdrais en définitive qu’une demi-journée et je préparerais un plat facile à réchauffer. Qu’en penses-tu?

PS Oui, j’ai une chambre d’ami!


Trois semaines plus tard et comme souvent — comment changer sa nature profonde? — je commençai à me dégonfler, je mollissais. D’abord, mon coiffeur rata complètement sa coupe, j’avais la tête de Boris Johnson et cela ne me convenait pas du tout. Ensuite, le printemps n’arrivait pas, l’atmosphère restait froide et humide avec un vent très soutenu. Je gardais en horreur les bourrasques, souvenir d’une nuit de camping où ma tente s’envola.

À défaut d’énergie: où, quand, comment, pourquoi, à quoi sers-je? — je ne voulais pas manquer de courage. Pleutre, moi, jamais! Je serai Johan dans Johan et Pirlouit et non pas Courtecorne, ce fourbe et ce poltron.

J’informai Capucine que j’écourtais mon voyage afin de ne pas la presser ou perturber en quoique ce soit ses activités, j’arriverais le jour même de Pâques, le 9 à 12 h 20. Nous fêterions la renaissance de la nature après les longs mois d’hiver et nous ferions un grand feu, comme je l’avais vu faire en Espagne, pour brûler l’effigie de Judas Iscariote et à travers lui tous les judas que nous avions rencontrés, et ils étaient nombreux! Je dormirais chez elle cette nuit-là et puis je verrais bien. Le train, j’adore ça, précisais-je, afin de la rassurer si mon séjour dut être bref. Le train, un plaisir, une joie grisante. J’en prendrais bien un tous les jours, ces convois me rassurent comme un médicament.

— Comme tu préfères, quoiqu’il en soit à bientôt, je t’attends répondit Capucine qui m’écrivit le mot qui suit quelques jours avant mon départ:

— Salut! Je suppose que tu es toujours disposé à affronter le climat nordique des confins du massif ardennais? — les mots “climat nordique” me refroidirent — N’oublies pas d’apporter un ciré marin, des vêtements chauds, des chaussures amphibies et des chaussettes norvégiennes pour l’intérieur. Le printemps tarde et je ne chauffe, crise énergétique oblige, que très modérément.

Diantre! me dis-je. Voilà qui n’est guère engageant, et à ce point déconcertant que j’avais contracté une grippe assez sévère, avec fièvre, trois jours plus tôt, à mon grand désespoir en même temps qu’à mon lâche soulagement. Pourquoi, toujours, ces atermoiements? L’existence, un problème à résoudre ou un mystère à vivre? Depuis toujours, je n’arrivais pas à trancher. Cette fois pourtant, il fallait décider. Je mis sur mes genoux mon ordinateur portable, j’ouvris ma boîte e-mail et mes doigts jouèrent sur le clavier:


Bonjour Capucine,

Merci pour ton courriel et tes chaleureuses attentions. Tu as raison, le printemps ne se déclenche pas encore, par contre, les grippes et les rhumes oui et j’en suis une des récentes victimes. Quel satané virus ai-je contracté cette fois? Je me réveille ce matin dans un état fébrile, contrairement à toutes mes espérances. J’en suis malheureux, sois en certaine, car cette petite escapade aux portes des Hautes Fagnes me tenait à cœur pour des raisons diverses, la première étant toi, la seconde celle de changer d’air, et la troisième l’envie d’enflammer Judas avant de visiter Stavelot et le musée Guillaume Apollinaire. Je ne serai pas rétabli pour samedi.

16° chez moi durant tout cet hiver, c’est bien pour diminuer drastiquement, je l’espère, la note de chauffage, mais la santé en pâtit. L’Institut Royal de Météorologie annonce des températures négatives la nuit et une semaine de pluies soutenues et glaçantes. Reportons nos retrouvailles, je t’en supplie, à cet été, au mois d’août et sa belle chaleur, ou annulons-les à jamais. Je suis confus, mais ne nous fâchons pas, car vraiment, la mort venue, que reste-t-il des frustrations et des colères? Des indécisions mal comprises ou trop bien?

À ce stade-ci de mon courriel, je t’ai perdue, certainement, mais je termine néanmoins: là où je travaillais, les bâtiments du journal ont brûlé samedi dernier. Non, je ne rajoute pas du drame à la difficulté de nous revoir, tu as peut-être vu cela à la télévision, la rédaction en feu. Je dois me ressaisir et retravailler vite. Me voici au chômage et quelque peu déconcerté.

Tu le sais peut-être, ma mobilité s’est détériorée: prothèse de hanche totale et gonarthrose dégénérative aux genoux. Néanmoins, je parcours en marchant, sans trop de peine encore, un kilomètre ou deux, voire trois ou quatre en plaine, sur terrain plat. Mais, tout ne va pas si mal, je te rassure, si ce ne sont ces douleurs lombaires permanentes, les dents qui se déchaussent, une sciatique, les inflammations du nerf d’Arnold et du thorax et mes orteils en marteaux. Autant dire que je me porte à merveille sans ces tracas mineurs.

Pour le reste, Capucine, toi, la plus belle fleur qu’on puisse trouver au bord du chemin (je me laisse aller, c’est la fatigue) j’ai bien lu tes recommandations, mais sache que je ne possède qu’une seule paire de souliers, peu chère, genre boots trouvé chez Pronti. Elle est récente, mais après 3 semaines les semelles se sont décollées. Ces pompes sont de fabrication bulgare et m’ont coûté 20 euros. J’ai transpercé les talons que j’ai fixés aux contreforts avec du fil de fer. Cela forme comme des éperons de fil tordu, mais ça marche. Tu ajouteras que c’est le cas de le dire, ou non, car tu es au-delà de toute trivialité. De ciré, je n’en ai point, ni même de chaussettes norvégiennes; les miennes sont finlandaises, de Kǎrigasniemi, tout au nord, tout près de Karasjok.

Mais je me reprends, il n’y a rien d’intéressant dans ce que j’écris là. Que deviens-tu Capucine? Qu’as-tu fait durant toutes ces années? Je me souviens de ton intérêt pour les calèches et les wagons, ceux du transsibérien en particulier; de ton travail de chercheuse à la Société Nationale des Chemins de fer, des cours que tu dispensais à l’université des aînés (qu’on appelle université du temps libre en Italie. C’est joli, non?), et bien sûr de ton intérêt, de ta passion, de tes connaissances indéfectibles en égyptologie. Ah! Les fantasmes induits par la terre des Pharaons et le mystère toujours entier des pyramides. L’Égypte fascine, énigmatique, je ne t’apprends rien.

Tu habites une de ses maisons oubliées en pays inconnu. Le nom de ton patelin n’est inscrit sur aucune carte. Quel calme il doit y avoir! Et la beauté des saisons qui changent les couleurs, les habits du paysage, dans ta vallée superbe. Et Spa! Dans ses eaux, Marguerite de Valois se baigna, en quinze cent septante-sept, je crois. Mais sa suivante, la bonne et douce mademoiselle de Tournon (je suis désolé de te l’apprendre) y mourut, au même moment, d’un grand chagrin d’amour. Passons.

Mes amis, les nôtres assurément, évoquent volontiers les excellents moments d’autrefois partagés avec ta délicieuse personne. Cette traversée en mer ionique et cette autre dans l’océan Indien. Et tu voyages, encore et toujours, mais à pied, randonnant.

Je t’abandonne ici, fiévreux et déconfit, comme à présent tu l’imagines, avec cette sinusite qui m’encombre le nez, et quel nez! fort et puissant, “cyranesque”, qui coule pareil à une cascade, de Coo peut-être, tu vois donc où j’en suis!

Je t’embrasse, te salue et resalue plusieurs fois de suite et j’espère n’avoir rien écrit qui nous éloigne à nouveau.

Très affectueusement,

M.


En réponse, Capucine m’accorda que les prévisions météo s’avéraient exécrables et que dans son presbytère la température avoisinait les 15°, soit un de moins encore que dans mon appartement. Une “chic fille”, me dis-je, que Capucine (que j’imaginais avoir toujours vingt ans), laquelle, entre le sérieux de ses travaux de recherche ou d’études, se montrait, comme avant, capable de relativiser. Elle comprenait fort bien les doutes, les hésitations, et semblables à des fantômes, tous les flottements. Elle ne se formalisait point, ce qui la rendait superbe. J’appris sa nouvelle passion pour l’ornithologie et nous nous empressâmes de correspondre à ce sujet. Et malgré toute cette pluie, qui tombait, qui tombait, et les vacances de pâques manquées: — Nous commémorerons plus tard le départ d’Égypte des Hébreux, précisait-elle, plus attachée à l’histoire du Croissant fertile qu’aux traîtres à embraser —, il n’y eut aucun heurt entre nous.

Les mois défilèrent et Pâques de l’année suivante approchait. Le souvenir de mes indécisions m’angoissa et j’entrepris de lire “Imparfaits, libres et heureux, pratiques de l’estime de soi”. Sur la page de garde un pantin joyeux en maillot de corps à rayures levait les bras au ciel, si bêtement et si béat, que je rangeai l’ouvrage avant même de l’avoir ouvert, préférant vivre irrésolu.

Pâques

?
Belgique
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