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Qatar Airways

Elle était née dans une famille de transporteurs, de transitaires, d’armateurs. Une dynastie respectée à Reeperbahn, port de Hambourg où ils commençaient à faire fortune après le krach des années 30, grâce au boom qui suivit l’avènement d’Adolf et son industrie de guerre.

Au printemps 1939, coup de génie du fondateur, son grand-père, flair de grand brasseur d’affaires qui décide de filer aux îles Canaries où les ports joueront un rôle de premier plan. La croix gammée flottait par amitié franquiste sur les quais. Les contre-torpilleurs, les sous-marins de la Kriegsmarine, les navires-bananiers de Hansa-Linie requéraient de l’assistance au sol. Son aïeul y veilla, apportant à sa famille cette vie opulente d’Européens colonisateurs, blindés de fric dans un archipel au soleil.

Ida étudiera la philosophie dans une Université aux mains du clergé catholique. “Tout est amour”, clamaient ces croyants volubiles alors qu’ils soutenaient les virtuoses du vil garrot phalangiste. Les routes vers le Teide étaient tracées par des troupeaux de prisonniers politiques enchaînés qui, mal nourris, piochaient dans la lave et mouraient les fers au pied. Leurs corps s’accumulaient dans les barrancos.

Une fois diplômée, elle fut la seule de la famille à retourner un temps à Hambourg mais c’est dans le midi de la France qu’elle décidera, enseignant la langue espagnole, l’organisation de sa vie, retrouvant un soleil qui était comme celui de son enfance et de sa jeunesse aux îles fortunées.

Madame Ida von Pauli était une accorte nonagénaire de petite taille avec de courts cheveux blancs, une tête d’écureuil, des yeux bleus lunettés qui sans pudeur déshabillaient ses interlocuteurs. Sa gentillesse, sa générosité l’avaient rendue célèbre dans les commerces de la rue Paradis, cette partie de la ville, autour de Place Deslibes, que les habitants de la banlieue nord dénigrent comme étant le “Quartier feuj”.

Ida von Pauli m’avait engagé en tant que “Putzmann”, disait-elle en riant aux éclats. Elle expliquait qu’en allemand, la femme de ménage se dit “Putzfrau”. “Par conséquent, vous êtes le distingué ‘Putzmann’” Cette veuve fortunée dominait quatre langues. On n’aurait pu dire si sa langue maternelle était le français, l’allemand, l’espagnol ou l’anglais.

J’avais été envoyé chez elle avec un billet de mon conseiller Pôle Emploi: “Suite à votre appel, je propose la candidature à la fonction annoncée :( 35 heures par semaine, nettoyage et garde d’un appartement de 180 mètres carrés), du porteur de la présente, technicien de surface, 42 ans. Salaire mensuel brut: 1200 €”.

Pendant que je passais l’aspirateur, Madame regardait, gloutonne, l’écran de son énorme téléviseur. Un imposant agenda cartonné noir de l’année 2023, pub d’une fiduciaire, était à portée de sa main. Elle notait là, avec une grimace féroce, ce qui, selon elle, clochait, n’était pas conforme à la vérité historique. Les bobards des chaînes d’info étaient, par cette dame, décortiqués dans la minute.

Un journal secret de sa vie privée, crayonné en quatre langues, des notes intimes mêlées à ses critiques de l’info quotidienne, large écriture, était à lire dans une trentaine de registres, tous de couleur noire, qui par ordre chronologique étaient empilés dans une immense jarre ovoïde d’un blanc éclatant. J’en ôtais les escarbilles. La chaudière n’était pas loin..

Pendant les longues absences de Madame Ida, j’avais là de quoi bouquiner, me rencarder sur l’étonnante bio de ma patronne. Cette Boche était, allez savoir pourquoi, une experte en “Haskala” dont j’appris qu’il s’agissait des “Lumières juives”, de Spinoza à Levinas. N’étant moi-même qu’un danseur classique, membre de divers corps de ballet, congédié à 42 ans par les successeurs de Roland Petit, recyclé par l’Agence de l’Emploi dans les “Services à la Personne”, je reconnais que de nombreux textes étaient pour moi du javanais.

Outre que les livres, aux yeux de toutes les “Putzfrauen” du monde, sont surtout connus pour ramasser la poussière, nous n’avions pas, dans mon premier métier, le temps de lire. Les seuls ouvrages consultés étaient sur l’Histoire de la Danse. Les trois mille bouquins de la bibliothèque de Madame von Pauli me laissaient froid. Je parcourais distraitement les titres en passant le chiffon de microfibres appelé “lavette magique”. J’ai dévoré par contre avec passion ses écrits quadrilingues dans les agendas que j’extrayais par brassées de leur jarre. Ida tous les matins me laissait seul au milieu de mes balais.

— Vous en savez plus que moi sur le ballet, cher Putzmann, répétait-elle, tendant les cinquante euros qui, un jour sur deux, venaient s’ajouter à mes émoluments déclarés de 1200 euros brut…

J’ai donc lu que lors de la présentation d’un ouvrage sur la Chine, la politologue Christine O, en plus de confondre Perestroïka et XXe Congrès, affirmait que Kissinger, 99 ans, venait de filer à Pékin cornaquant une cohorte de business men yankees dont l’objectif était de contrarier l’élan d’amitié entre hommes d’affaires chinois et russes.

Par un simple click sur internet, Madame Ida avait acquis la certitude que Kissinger ne sortait plus des States et Christine O. restera dans l’agenda avec la mention “Que presente su dimisiòn!” Ayant travaillé au Ballet Nacional de España, j’ai sans peine traduit: “Qu’elle démissionne!” Ida von Pauli précisait au bic rouge qu’Alain Bauer, dont elle admirait l’intelligence, avait à ce moment déserté le plateau.

À ses carnets, elle livrait, en langue allemande surtout, pas mal de commentaires sur le monde du foot. Cela m’intéressait peu car mon paternel, ce crétin qui n’a jamais rien compris à ma personnalité, développait qu’au lieu de me contorsionner, depuis l’âge de quinze ans, à l’École cannoise de Rosella Hightower, de me torturer avec le grand écart, je devrais intégrer une formation de footballeurs professionnels et gagner des millions.

Par ses écrits sur le ballon rond, Ida von Pauli constituait un réquisitoire sans pitié. Que n’ai-je lu sur les délinquants du F.C Barcelona, pincés en un gigantesque scandale de corruption… Un certain Enrique Negreira, responsable de la Direction fédérale des arbitres professionnels, aurait palpé sept millions d’euros en rétribution de l’envoi à l’Administration du club de ses rapports confidentiels sur la personnalité des referees. Le corrompu écrivait comme une “vache espagnole”, avait remarqué Ida, signalant que le journaliste sportif Guillermo Alvarez découvrait, dans les documents saisis par la justice “Pàginas con faltas de ortografias”. Des pages criblées de fautes d’orthographe.

Les stades en Afrique Centrale retenaient aussi l’attention de Madame Ida von Pauli qui au crayon rouge soulignait les deux lettres “TP” précédant la dénomination du principal terrain en République démocratique du Congo, celui de Lubumbashi, le Club de Foot TP Mazembe, “TP” pour “Tout Puissant”…. “Unglaüblich !” Incroyable! était le commentaire de ma patronne.

Elle s’en donnera à cœur joie avec “Qatar la Coupe du monde, la Coupe immonde”, comme l’écrit l’essayiste Marc Perelman dont Madame Ida von Pauli semblait une fidèle lectrice. Un agenda de 365 pages ne suffira pas pour absorber l’entièreté de ses remarques, scoops, critiques, reproductions de critiques, copies d’infos en quatre langues sur la FIFA, corruption, nationalisme, sexisme, audiences, esprit d’équipe, Mbappé, racisme, homophobie… Six mille cinq cents Philippins, Népalais constructeurs de stades, bâtisseurs, morts en silence de soif, faim, de surmenage; les intellectuels engagés pour le foot, contre le foot, rappel que des milliards de citoyens sur terre aux Indes, en Chine, vivent sans le foot et j’en passe.

Elle éprouvera une grande joie, remplira deux pages de commentaires enthousiastes en français pour saluer l’image de cette dame Ministre des Affaires étrangères d’un pays européen qui, cornaquée par des cheikhs en gandoura verts de rage, se fera, par provocation, photographier dans les Tribunes officielles avec le badge “One Love” au bras.

Elle s’étonnait de mon indifférence. Tous les matins, quand j’étais seul, j’allais sur la terrasse de ce splendide appartement. Je me mettais en short au soleil et malgré l’absence de barre de danse, je me livrais au rituel quotidien de l’échauffement: abdominaux, cervicales, omoplate, hanches, étirement, levés de jambes. Cela me permettait, m’appuyant subrepticement à une arête du balcon, d’augmenter pour le plaisir l’ouverture de hanche par une série de pliés. Après un grand écart – que nous, les pros, appelons un “en dehors” –, je me sentais intellectuellement en forme pour appuyer sur l’interrupteur du lave-vaisselle qui tournait pendant que je poussais l’aspirateur sur le tapis. Parfois, je me surprenais à trouver le temps long et c’est en esquissant un pas glissé que je passais la lavette magique sur les meubles de Madame Ida.

L’autre jour, elle revint à l’appartement et me surprit en pleine action sur la terrasse. Sa présence ne me dérangeait nullement. Je décidai de continuer mes exercices. Elle arbora une mine de spectatrice intéressée puis disparut aussi discrètement qu’elle était venue me surprendre.

Madame Ida von Pauli s’absenta pendant une semaine. Le huitième jour, je trouvai, scotchée au manche de mon balai, une enveloppe blanche à bulles portant le mot Putzmann. À part le chèque de mes appointements mensuels, j’y ai cueilli un voucher de Qatar Airways avec, comme bénéficiaire, mon nom véritable ainsi qu’une lettre en langue allemande. “Mein lieber Putzmann,”. Pendant six ans, j’ai travaillé comme soliste au Ballet de Karlsruhe et je traduisis sans peine:

Vous n’avez pas encore mis la main sur l’agenda où je répertorie mes divers époux. Vous ignorez donc que cet appartement m’a été légué par le dernier d’entre eux, Sigismund Itzkovitch. Je lui dois aussi la bibliothèque et divers enseignements comme celui de l’Aufklärung de Moses Mendelssohn etc. Dans ma famille de dignitaires hitlériens, comme vous imaginez, les repères étaient autres. Il faut que je vous parle du “Braune Netz”, le Réseau Brun dont mon père a été responsable en Espagne. Vous apprendrez que des dizaines de milliers de responsables hitlériens fuyant les alliés se sont réfugiés dans ce pays, en Amérique latine, dans les pays arabes. Leur organisme international de soutien a été ce “Braune Netz” et je puis affirmer que le lancement de l’industrie touristique franquiste dans certains sites espagnols doit tout à ce réseau… Mais il saute aux yeux que de nombreux pays du Moyen-Orient ont été bien plus redevables de leur évolution aux spécialistes ex-hitlériens accueillis par les Cheikhs. Du Moufti de Jérusalem aux responsables émiratis, ils ont été des alliés de l’Axe. Il est aussi évident que de nos jours, n’en sont témoins que les survivants de mon âge, les enfants du “Braune Netz”. Cette idéologie continue à dominer. La Coupe Immonde à Doha aura été une copie conforme — avec, cerise sur le gâteau, l’électronique — des fastes des J.O. d’Adolf à Berlin. Les Qataris nous ont même imités lors du recrutement du personnel ouvrier; au lieu de donner des emplois à leurs frères, ces centaines de milliers de chômeurs de Syrie, de Palestine, leurs voisins, les Émiratis ont recruté en Asie. Les Hitlériens étaient maîtres dans l’utilisation de main-d’œuvre étrangère… Mon explication du “Braune Netz” est pour vous convaincre de l’authenticité de mes informations sur le Qatar.

Je suis très sensible aux difficultés de réinsertion en Europe pour les danseuses et danseurs classiques quadragénaires. Il y a trop peu d’emplois de profs, de répétiteurs de ballet. J’ai connu des danseuses classiques réorientées comme go-go girls à Pigalle. Cela m’est intolérable. Par le “Braune Netz”, j’apprends que Sigfried von Pahl est chargé à Doha de la constitution d’un Ballet qatari classique. Les cheikhs veulent prouver au monde qu’ils sont capables de respecter les dames en tutus. Je joins à la présente les coordonnées de Sigfried, un billet à votre nom sur Qatar Airways. Je vous suggère d’aller au plus vite sur place prendre contact. Pour vos appointements comme consultant, prof, répétiteur, chorégraphe, n’oubliez pas que ces gens ont tellement de fric qu’ils achètent le P.S.G et des Députés européens. Soyez discret. Je ne dirai rien de votre absence au Conseiller de Pôle Emploi. Bonne Chance!

Ida von Pauli.


À la fin de sa journée de travail, le technicien de surface laissa son exemplaire de la clef de l’appartement dans la boîte aux lettres de Madame Ida von Pauli.

Il avait déposé l’enveloppe, la missive de la patronne et le voucher bien en évidence devant la télé. Quelques mots avaient été écrits par lui sur une feuille arrachée d’un agenda, et qu’il glissa à l’intérieur du voucher de Qatar Airways: “Ich bin kein Fussballspieler”

(Trad: Je ne suis pas un joueur de foot.)

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