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Rendez-moi ma licorne

Je ferme les yeux, et je la vois. Ma licorne. Son regard doux, sa crinière arc-en-ciel, son pelage blanc comme l’était ma tasse de lait du matin. Mes parents m’avaient promis cette merveille pour mon anniversaire.

— Je t’offre une trottinette, avait dit Papa.

— On attachera une tête de licorne au guidon, avait complété Maman. Ainsi, tu partiras à la conquête des nuages…

Elle a toujours été pleine d’imagination, ma maman, à me raconter des histoires, comme si la magie existait dans la vraie vie. Elle y croyait tellement que je me prenais au jeu — aujourd’hui, c’est difficile. Mais à l’époque dont je vous parle, pendant le mois qui a précédé mon anniversaire, je me suis mise à compter les jours en inscrivant des cœurs dans mon carnet pailleté. Au bout de trente cœurs, elle était réelle, ma licorne. Alors, j’ai vissé le casque rose que m’a offert ma grand-mère sur mon crâne, et je suis partie à l’aventure, mes parents couraient derrière moi. Depuis que je suis ici, chaque jour, je tente de me remémorer cette sensation: la caresse du vent, les rires de Papa et Maman, et mon cœur grisé par tant de liberté. Pourtant aujourd’hui, il ne s’agit plus de décompter le temps, mais de le compter, pour garder le sens de la réalité.

La dame qui dort à côté de moi — elle s’appelle Ronit, elle me l’a dit comme pour me rassurer — m’a donné quelques pages du carnet qu’elle avait en poche au moment où on nous a amenés; nous partageons son crayon, et tous les jours je dessine une étoile. Jusqu’à hier, j’espérais qu’au trentième jour, comme la dernière fois, mon rêve se réaliserait, que je reverrais ma licorne.

Le monde nous a-t-il oubliés? Ou bien sommes-nous enterrés, ici, une fois pour toutes, dans ce tunnel sans fin où j’ai été traînée alors que je criais sans cesse? Mes ravisseurs m’ont fait taire d’un coup de crosse. “Au moins, laissez-moi ma licorne, avais-je hurlé avant de m’effondrer. Je me souviens où elle est, dans le garage, derrière la maison.”

J’ai vite compris que personne n’irait la chercher.

Le garage, derrière la maison, et au-delà, toutes les allées du kibboutz que j’arpente depuis que je suis petite, je les connais par cœur. Pour me donner du courage, je me remémore chaque chemin, chaque champ. Je suis sur le dos de ma licorne, mon magique destrier, et je pars à la conquête de ce vaste espace, en imagination, comme Maman m’y a si souvent invitée. Je croise les voisins et leurs enfants, Gad et Maya, où sont-ils aujourd’hui? J’essaye de laisser cette question loin derrière moi pour retrouver la chaleur réconfortante de ce coin de paradis, comme le surnommait Papa. Mais mon cœur bat trop vite, j’ai du mal à respirer, et mille sensations surgissent en moi, brutalement, avant même que j’aie pu évoquer mes autres amis. Une odeur de brûlé, un goût de sang. Des cris d’horreur, des bruits stridents. Des coups qui pleuvent, des mains qui m’arrachent à ma pauvre cachette. Et la vue de Maman, surtout, les cuisses ensanglantées, le regard hagard, coincée entre ces hommes hilares qui lui crachent dessus. Je n’aime pas trop en parler.

Depuis, je sais que les vrais méchants n’existent pas que dans les histoires. Mais ma maman était en vie, et pour moi c’est le plus important. Quand je la reverrai, je la prendrai dans mes bras et je lui ferai un énorme câlin, de ceux qui réparent quand on a un gros bobo. Pour moi, ça a toujours marché.

Mais ma licorne? j’espère qu’ils ne lui ont pas fait de mal…

Dans la vraie vie, pas sous la terre — pas dans ce tunnel sans fin, où nous dormons à même le sol, où nous ne nous lavons presque pas, mangeons et buvons à peine, où nulle lumière ne pénètre, à part celle de rares sourires —, donc je veux dire sur la terre, Ronit est institutrice. Ici, elle a décidé de s’occuper de moi. Elle ne me demande pas de raconter, et je ne sais pas grand-chose non plus de ce qui l’a amenée dans ce tunnel sans issue — à part qu’elle était à une fête dédiée à la paix, près de la frontière, et qu’elle y dansait avec les amis lorsque des barbares ont débarqué. En revanche, elle adore me faire dessiner. Chaque jour, je reçois une feuille de son précieux carnet et elle me donne une nouvelle consigne. Hier, c’était de représenter mon monde. J’ai décidé de créer un jeu, comme celui de l’oie, un parcours, quoi, avec des épreuves symbolisées par des dessins. Donc au centre, un grand trou, rien, ne sommes-nous pas dans le néant? “Mais que cache ce rien?” Je lui explique: un volcan, recouvert d’un lac glacé. S’il explose… C’est pourquoi il vaut mieux relever les défis et gagner. “Comment?” en avançant. Je lui montre un caillou: la partie plate vaut un point, la bombée, deux. Et je trace un chemin, pavé d’épreuves: têtes de mort, monstres, diables et loups, flammes, explosions, voilà le monde qui nous entoure, alors que nous sommes dans le trou. Elle esquisse un sourire forcé, puis me dit “Jouons alors! Mais qu’est-ce qu’on gagne si on parvient à franchir ces étapes?” La liberté. Je pense ma licorne, mais je lui dis la liberté. Ma licorne, c’est ma liberté.

Je la dessine à la fin du parcours, pour me donner du courage.

C’est un peu toujours les mêmes qui viennent nous surveiller. En général, ils parlent la langue de l’entité sioniste, comme ils disent. Il leur arrive de nous raconter des trucs ou de nous faire des reproches, c’est selon. Finalement, ça nous permet de les connaître un peu. L’un d’entre eux, lorsqu’il nous apporte à manger et à boire — un peu, trop peu — pointe toujours un doigt accusateur sur nous: “C’est de votre faute si nous manquons de tout, vous bloquez l’aide humanitaire au point de passage. À cause de vous, nos petits ne reçoivent même pas ce que vous êtes en train de manger. Sans parler des missiles qui leur tombent sur la tête. Ici, vous êtes protégés…” À chaque fois, je pense que je ne suis qu’une enfant et que même si j’étais dehors, à l’air libre, je ne pourrais rien faire. Mais Ronit m’a bien dit de ne rien répliquer, afin d’éviter que la colère ne tombe sur moi. Donc je me tais.

Le pire, c’est les bombardements à l’extérieur, un bruit assourdissant et des secousses terribles. Chaque fois, il faut des heures pour s’en remettre et remercier le ciel d’être toujours en vie. Cela attise la colère de nos bourreaux. “Les tiens, ces chiens de Juifs, tu penses que les tiens se soucient de toi? Qu’ils tentent de te récupérer? Écoute les bombes au-dessus de notre tête, ils se fichent de te tuer. Du moment qu’ils nous atteignent, nous. Ils préfèrent garder nos combattants dans leurs prisons que de vous échanger contre eux.” Un de ses complices tient un tout autre langage: “Notre force, c’est d’aimer la mort plus que nous aimons la vie. Au paradis, 72 vierges seront à moi. Et lorsque meurt un martyr, des centaines d’autres sortent de terre.” J’en ai des frissons. Mais je me tais. Je pense que Maman m’attend. Et ma licorne aussi.

Je ne sais pas quand prendra fin cet enfer. J’essaye de rester courageuse, de penser à Maman dont je devrai soigner les blessures à coup de baisers. Alors chaque jour, je la dessine méticuleusement, chaque fois plus belle, chaque fois plus proche. Je la dessine, et ma licorne aussi. Pour les rendre vivantes.

Un jour, j’ai demandé à ma grand-mère si elle croyait en Dieu. Elle m’a répondu Non, mais que je n’étais pas obligée de penser comme elle. Je devais chercher au fond de mon cœur ma propre conviction. Je lui ai dit Alors, je décide que Dieu existe. Parce que je le sens là, en moi. Comme Maman, comme ma licorne. Elle m’attend dans mon paradis perdu, le kibboutz où je suis né. Le kibboutz où j’ai failli mourir.

Les licornes sont immortelles.

Rendez-moi ma licorne

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