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Robinsonnade

UN

Aujourd’hui, je suis encore vivant.

Je suis face à la mer. Aujourd’hui, je vais quitter ma ville où je me sens perdu et étranger. Je reste quelques instants debout sur la falaise, regardant au loin, imaginant l’île où je m’installerai. Je descends et cherche ma barque que j’ai cachée, il y a des semaines, entre les rochers. Il s’agit d’une barque que j’ai construite moi-même avec des branches et des feuilles sèches. Je la glisse dans l’eau. Avant de m’embarquer pour cette aventure existentielle, je me déshabille ; je jette par terre tous mes vêtements, mes chaussures, et mes ancêtres que je porte sur mon dos depuis ma naissance. Nu. Je ne garde sur moi qu’un paquet de feuilles, une plume, et un pot d’encre. Avant de ramer, je me tiens debout un instant sur mon embarcation. Je contemple ma ville pour la dernière fois. Je lance un cri de colère qui réveille les mouettes ivres et je rame. J’aurais aimé emmener avec moi le mâle et la femelle de toute espèce qui se trouve sur ma ville, mais je ne veux pas voir, sur l’île où je vivrai, des éléments qui me rappelleraient mon passé et ma vanité.

Ma ville se consume doucement : les rochers, la falaise, les arbres, et enfin ce phare en panne construit par le dernier colonisateur. La lune, mordue au milieu, dessine un pont rayé sur l’eau.

Ma ville disparaît. Plus je m’éloigne d’elle, plus je me sens heureux et léger. J’avance tout nu vers l’île.


DEUX

L’île vers laquelle je me dirige n’est pas connue dans ma ville. Je l’ai découverte dans un livre de géographie écrit par un philosophe. Il cite ses repères, explique sa situation dans le monde, puis raconte son histoire. Cette île était autrefois occupée par des esclaves. Un roi en avait acheté des milliers pour construire son royaume lointain. Après quelques mois, son pays devint une mosaïque de constructions gigantesques. Le roi était fier de son œuvre et commença sa conquête du monde et de la mythologie. Ne trouvant aucun intérêt à garder les esclaves, il décida de les abandonner dans une île qui constituait depuis ce jour leur pays. Un jour, des naufragés arrivèrent dans ce lieu isolé et lointain. Aidés par les esclaves, ils construisirent un bateau qui emmena tous les habitants ailleurs. Ainsi, l’île resta déserte.

Le jour où j’ai lu le livre, j’ai décidé de chercher cette île. Je la trouverai sans aucun doute. Une fois arrivé, je naîtrai d’abord à nouveau. Je naîtrai de moi-même. Je jetterai dans la mer le Moi que je porte à présent pour en construire un autre et pouvoir donner un sens à mon existence. Je me promènerai ensuite sur l’île pour identifier la faune et la flore et repérer les traces de la civilisation des esclaves. Je commencerai enfin à construire ma propre civilisation. Il y aura des langues, des religions, et des cultures parce que tout ce qui est pluriel donne la vie, tout ce qui est singulier incite à la mort. J’accueillerai l’Autre qu’il soit Noir ou Blanc, homme ou femme, naufragé ou voyageur. Je lui parlerai longuement pour me connaître moi-même et enrichir mon identité. Il pourra s’installer sur ma terre tout le reste de sa vie sans être traité d’étranger parce qu’il n’y aura pas d’acte de nationalité dans ma civilisation. La nationalité est meurtrière. Il n’y aura ni parlement, ni Olympe ni Panthéon. Ma Constitution comprendra uniquement deux chapitres : Liberté et Altérité. Avec ma plume et mes feuilles, j’écrirai un journal qui serait le seul héritage pour mes générations futures et ferait de moi un ancêtre.

Je m’allonge pour me reposer. Je n’ai pas peur de me perdre : je guide ma barque par mon esprit.


TROIS

Un bruit me réveille. Je regarde autour de moi. Je lève la tête. Un avion déchire le ciel telle une lame. Où va-t-il  atterrir ? Sans doute dans un pays où il y a l’acte de nationalité. Les Hommes me font pitié : ils voyagent pour mieux s’apercevoir de leur solitude et rester eux-mêmes.

Je manœuvre. Le soleil me fouette le dos. Dans mon sommeil, des images de ma ville gravitaient autour de moi, l’une après l’autre, pour me déranger.

Ma ville est constituée de quelques petits villages séparés les uns des autres par de hauts murs. On se déteste tous. Ces murs n’existaient pas, ils sont le fruit de la guerre identitaire qui déchiquette ma ville depuis des années. On vivait dans la sérénité et la fraternité jusqu’au jour où chaque village commença à glorifier son identité tout en écrasant celle du voisin. De la parole à la mort. La guerre s’annonça. La ville sentait la haine et le sang. Et c’est ainsi qu’on décida de construire des murs, après l’intervention d’un ancien colonisateur au masque souriant. Les villages se calmèrent, mais la guerre subsistait. De temps en temps, on annonçait un assassinat, un attentat, ou un acte xénophobe… En somme, la guerre subsiste encore dans ma ville, s’aiguise en silence, et les murs poussent chaque jour. L’origine de tout ce chaos est l’ignorance du mot « identité » que les miens confondent avec Histoire, culture, nationalité, et d’autres mots. Je vois l’identité comme un archipel dont les composantes sont liées les unes aux autres par des rhizomes invisibles, diluées dans une cohabitation mouvante. Ce qui fait que le monde est un Tout -Monde.

Je ne dirai plus « MA ville ». Je dirai « la ville où je vivais » parce que je l’ai vomie en la quittant. Ma vie dans cette ville maudite n’était qu’une robinsonnade douloureuse. J’y étais, mais je n’existais pas. Sur l’île, j’existerai.

Dans mon île, il n’y aura pas de murs. Je n’inventerai jamais le béton. Mon chemin existentiel est long. Je rame.


QUATRE

En ramant, une question m’envahit. Elle est plus lourde que le poids de mes ancêtres. Qui suis-je ? En tentant de répondre à cette question, je me sens perdu et je m’aperçois de la vanité du dictionnaire. Je suis un jeune homme sans histoire. Je ne sais pas ma couleur de peau parce qu’il n’y avait pas de miroir dans la ville où je vivais. Je boite vu que j’ai un pied plus long que l’autre. J’ai des cheveux crépus. Mon visage est plein de boutons éternels. Mon dos est courbé : cela est dû à mes ancêtres que j’épaulais depuis ma naissance. Je ne connais pas mes parents, mes frères ou mes proches. Je suis un homme sans rhizomes identitaires. Et pour combler ce vide généalogique, j’essaie de trahir ma conscience par des récits plausibles. Première version : mes parents n’avaient pas d’enfant, malgré des années de mariage. Ils vivaient dans un pays où la femme, réduite à son corps, était considérée comme un être inferieur à l’homme. Ma mère avait peur d’être rejetée par mon père. Un jour, elle fut enceinte par miracle. Elle me mit au monde. Mon père l’accusa de sorcellerie et d’adultère. Pour sauver son honneur, il tua alors ma mère et vint m’abandonner dans la ville où j’avais grandi, la ville des murs. Deuxième version : mes parents vivaient dans un royaume gouverné par un roi qui se prenait pour Dieu. Il tuait chaque enfant de sexe masculin qui venait au monde et laissait en vie celui de sexe féminin : il avait peur qu’un jour un homme le défie et détruise son règne. Le jour de ma naissance, ma mère me mit dans une caisse et la posa dans une rivière pour me sauver de la tyrannie du roi. La rivière me déposa dans la ville où j’avais grandi, la ville des murs.

Je suis conscient que je m’approche de mon but. J’avance nu vers l’île. Vers mon pays.


CINQ

Je manœuvre en pensant à mon amoureuse. Elle me manque. Maintenant je peux la porter sur mon dos puisque mes ancêtres n’y sont plus. C’est une jeune fille que j’ai vue seulement une fois, furtivement. Je n’ai aucun souvenir de son visage. Je ne connais même pas son nom. Dans la ville où je vivais, on donnait l’importance aux verbes, les noms étaient négligés. Elle a ravi mon cœur et s’est glissée à l’intérieur de moi pour m’habiter. Je ne sais pas si elle m’aime au non. Cela n’a pas d’importance. Je ne veux pas la posséder. Le désamour commence par la possession. Ce qui compte c’est mon amour pour elle. Je suis amoureux et cela me procure un bonheur plus grand que la ville où je vivais. L’amour je le garde pour moi. Il me nourrit et m’aide à découvrir mon humanité et à affirmer mon existence.

J’arrête de ramer. J’imagine mon amoureuse assise dans ma barque, face à moi. Je me lève et ferme les yeux. Je ne suis plus nu. Je porte une robe blanche et un chapeau très haut. Les bras largement ouverts, la tête inclinée, les mains dressées vers le ciel, je commence à tourner sur moi-même, bercé par une musique douce comme une prière. Je suis le centre du monde. Je quitte mon corps et je virevolte pour explorer mon âme et ses mystères, pour extirper ce Moi dont je n’ai plus besoin, pour trouver un nom à mon amoureuse, pour toucher la source de la beauté… Expulsé de mon propre corps, je tourne. Je suis très léger, habité par le néant.

La musique s’arrête. Je rentre dans mon corps. Je m’assieds au bord de l’embarcation. Mon amante vient sur moi et m’embrasse jusqu’à me couper la respiration. Dans ses yeux, je ne vois ni mon reflet ni ma couleur de peau, mais ma vanité.

Elle m’interroge : « Tu m’aimes ? »

Je réponds : « Je t’aime comme un pays sans acte de nationalité. »

À ces mots, elle s’endort sur moi. Son corps fusionne dans le mien.

Je secoue la tête pour me réveiller de cette chimère. L’aube plie lentement le drap noir de la nuit. Ma barque est secouée par les courants et les hautes vagues. Cela n’a pas d’importance. La mer fait peur aux voyageurs. Moi, je suis un philosophe. Je rame.

SIX

Il me reste quelques kilomètres. Tout est brouillard autour de moi. Je n’ai pas de carte. J’écoute mon cœur.

Il y a plus d’un mois que je n’ai pas parlé à l’Invisible. C’est un enfant du monde des Invisibles : des êtres qui ont des âmes sans corps et qui ont droit à la vie comme nous. Leur nom change d’une culture à l’autre : invisibles, djinns, esprits, fantômes… Je l’ai connu grâce à un livre de sorcellerie écrit par un charmeur de serpents. Il expliquait comment accéder au monde des Invisibles et pouvoir leur parler. Le livre était plein de dessins abstraits et de tableaux compliqués. À la fin de ma lecture, j’ai tenté l’expérience, dessinant sur une feuille un tableau tout en psalmodiant des phrases étranges. Soudain, un être invisible est apparu et il n’y avait que moi qui pusse le voir et le sentir. Il s’est présenté puis a dit :

– Bonjour. Je veux que tu sois mon ami.

— Cela n’a pas d’importance, répondis-je.

Depuis ce jour, nous nous rencontrons pour discuter de mon monde et du sien. Dans la ville où je vivais, nous allions souvent déambuler en papotant. Les gens se moquaient de moi, croyant que je parlais tout seul. Ils ne savaient pas que j’étais un philosophe.

J’arrête de ramer. Je saisis une feuille et je dessine un petit tableau en récitant mes phrases étranges pour appeler l’Invisible. En un instant, il se manifeste devant moi. Je lui dis qu’il m’a manqué. Je lui explique ensuite tous les détails de mon aventure.

— Dessine-moi une femme, me demande-t-il.

Après quelques instants, je lui tends un dessin qui représente un homme portant un sac noir.

— Je veux une femme, pas un homme.

Je lui explique le dessin :

— Je ne connais pas bien le monde des Invisibles. Je me suis inspiré donc de la ville où je vivais en ajoutant un peu d’imagination. Dans cette ville, la femme est réduite à son corps. Et avec des interdits, l’homme a réussi à l’emprisonner dans le sac pour mieux la contrôler. Elle ne peut pas donc voir, respirer, marcher, ou exister… Les yeux sont aveugles. Regarde avec ton cœur, elle est dedans.

— Mais pourquoi il fait comme ça ?

— Mon petit prince invisible, la femme est source d’humanité alors que l’homme a peur de celle-ci. C’est l’homme qui souffre : plus il étouffe la femme, plus il étouffe lui-même.

— Je vais montrer le dessin à mes parents. Je leur dirai que les hommes visibles sont méchants : ils mettent la femme dans un sac sombre. Je rentre. Au revoir !

Je rame. Je sens l’île approcher. Les vagues creusent des puits devant moi. Ils ne m’aspirent pas. Je sais calmer les courants par des poèmes. La mer aime la poésie. J’avance en chantant des odes mystiques écrites par un maître des arts martiaux.


SEPT

Je suis épuisé. Je m’allonge et contemple le ciel. La lune n’est pas mordue cette fois. C’est un demi-cercle qui zèbre la mer. J’écoute mon amoureuse parler à l’intérieur de moi, puis je sombre dans le sommeil.

Je me réveille tard. La mer est un champ de miroirs brisés. Bien que paradisiaque, ce paysage ne me procure aucun plaisir. Je suis perturbé par le cauchemar que j’ai eu la nuit. J’étais un bon esclave, seul dans une île. J’errais à la recherche d’un Autre pour me sentir vivant. Soudain, un homme apparut et s’approcha de moi. Il avait un perroquet sur l’épaule et un bâton aiguisé dans la main. Sans me saluer, il me donna un nom : Vendredi. Je lui répondis que celui-ci n’était pas un nom mais un jour dans la semaine et que je ne voulais pas être nommé. Il me força de l’accepter puis exigea que je me convertisse à sa civilisation en me menaçant avec son bâton. Je refusai fermement lui disant qu’il n’avait pas de légitimité de territoire sur l’île. Il me planta alors le bâton dans le cœur. Mon amoureuse cria à l’intérieur de mon corps et je m’évanouis…

L’île est bel et bien proche. Je lance un cri de joie et je rame.


HUIT

Il reste seulement quelques mètres me séparant de l’île de l’espoir. Je rame. J’entends un langage auquel je suis habitué : le son des mouettes. Un signe de la terre. Ohé !

Mon corps nu brille de sueur. Le chant des mouettes se dilate. Soudain, je distingue un morceau de terre envahi d’un dense brouillard.

Quelques coups et je suis tout près des rochers contre lesquels j’écrase ma barque. Lambeaux de bois. Je n’en aurai plus besoin. J’escalade une petite falaise en chantant mes odes mystiques. Plus je monte, plus le brouillard se dissipe. Là au sommet, quelque chose attire mon attention et m’étonne : le phare en panne construit par le dernier colonisateur. Et à quelques pas, je vois mes vêtements, mes chaussures, et mes ancêtres que j’ai jetés lors de mon départ. Je suis bouche bée ! C’est bel et bien MA ville ! À cause de quoi suis-je retourné vers mon point de départ ? Les courants, ma philosophie, ou le destin ? Comment !

Un frisson m’envahit. Je me sens lourd. J’ai le vertige et la nausée. Je tourne face à la mer, toujours nu. Je déchire mes feuilles en miettes et déverse l’encre sur ma tête.

Debout, je lance un cri de rage qui chasse toutes les mouettes. À cet instant, je regrette d’avoir brisé ma barque. Je pleure pour la première fois dans ma vie. Je jette mes vêtements et mes chaussures dans l’eau. Pour mes ancêtres, j’hésite à les jeter ou à les mettre encore sur le dos. Que faire donc ?

Je suis face à la mer. Aujourd’hui, je suis dans ma ville où je me sens perdu et étranger.

Aujourd’hui, je suis encore vivant.

Robinsonnade

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Algérie
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