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Suisse agreste

Au milieu des fraises, Gomes courbait le dos, se redressait souvent pour changer de position, boiteux de naissance. C’est alors qu’il a vu le type à vélo qui adressait de grands signes aux ouvriers agricoles. Sans doute un Suisse : tranquille, sans hâte, en survêtement sport, et qui n’avait pas l’air d’un policier. Il s’est avancé pour saluer, les autres étaient surpris, plutôt contents qu’on leur adresse la parole, mais ils ne voulaient pas s’interrompre des fois que le patron (veillant d’un champ à l’autre toute la journée) serait dans les parages. Personne ne leur parlait, ils faisaient leurs six mois sur place sans échanger un mot (sauf à la caisse du magasin) avec les locaux qui semblaient ne pas les voir.

Leur employeur louait les champs à des propriétaires du coin, enrichis par la spéculation sur les terrains qu’ils ne cultivaient plus depuis longtemps. Lui-même venait du Portugal où il avait pris l’habitude de travailler dur, sept jours sur sept on le voyait en bleu de travail, la barbe en mauvaise herbe, cigarette vissée à la bouche. Il ne parlait pas beaucoup aux gens du pays, lui non plus, mais on le saluait et on le laissait tranquille (ou tout simplement on l’ignorait également, comme s’il incarnait une réalité à la fois inévitable et vide de signification).

La Suisse n’avait pas eu de colonies ni de rêves nationaux, trop occupée à tenir en déséquilibre sur ses quatre langues. Il y avait de la fierté chauvine, bien sûr, mais dans l’ensemble le pays tolérait les étrangers, pourvu qu’ils produisent et ne fassent pas de bruit.

Les travailleurs agricoles étaient venus d’Afrique pour la saison, ils dormaient dans une sorte de container à la lisière de la forêt. S’étant procurés des vélos d’occasion, chacun avait un sac à dos pour ses affaires : au champ de sept à dix-huit heures, et quarante-cinq minutes pour manger sur place à midi. À part quelques trains qui trouaient, à heures fixes, l’air humide et moelleux, on n’entendait que les bruits assourdis d’une fin d’été, brefs et dispersés, comme si la terre récupérait de l’énorme fécondité consentie les mois précédents.

— J’aimerais savoir si…

Le Suisse continuait à parler, mais sa voix retombait aussitôt, découragée par le regard fixe des ouvriers suants, hésitant encore à lui faire confiance.

Aux questions du type sur les conditions de travail, Gomes détournait la tête, il ne voulait pas s’étendre, il y avait une douche, des matelas corrects, de toute façon c’était juste pour dormir. Fin octobre, ils reprenaient l’avion pour l’Afrique ou passaient l’hiver à Lisbonne où ils avaient des compatriotes. Comment pouvait-on supporter ici les hivers, la neige et l’obscurité ? Lui, il trouvait ça impensable. Quant à lui faire articuler leur salaire horaire, le Suisse ne le pourrait pas malgré la glace brisée entre eux (si l’on peut dire, par cette chaleur) et Gomes éclatait de rire (une secousse éruptive ponctuait chaque question gênante, comme si tout ça n’était qu’une vaste plaisanterie), s’efforçant de faire entendre au Suisse, dans un portugais incrusté de français, que ces choses, enfin il voyait, on risquait son travail et alors comment faire avec la famille en Guinée-Bissau ?

Le vrai problème, disait Gomes, c’était le dimanche, l’ennui qui vous tombait dessus dès le réveil, les familles des autres au complet dans les jardins et un de ces cafards après le téléphone au pays. Heureusement, il y avait assez de bières pour faire passer ça.

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