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Toi

Tous les soirs, je m’endors près de toi
Tous les matins, je me réveille avec toi
Tous les jours, j’entends parler de toi
Tous les jours, je lis sur toi
Quand j’écris, je me sers de toi
Quand je sors, je te prends avec moi
Quand je te perds, je suis aux abois
Quand je me perds, je me tourne vers toi.

Dans 500 m, tournez à droite
Au carrefour, prenez la troisième sortie
Faites demi-tour dès que possible
Au carrefour, prenez la troisième sortie
Dans 300 mètres, tournez légèrement à gauche
Tournez légèrement à gauche.
Dans vingt mètres, vous serez arrivée
Vous êtes arrivée, votre destination se trouve à votre droite
N’oubliez pas votre téléphone.


À mon volant, je tourne, je compte, je me trompe, je fais demi-tour, j’arrive, je me gare, je prends mon téléphone.
Je ne pense plus, ne réfléchis plus, ne cherche plus.
J’exécute.
La machine, ce n’est pas toi.
C’est moi.

On t’appelle intelligence artificielle.
Que veut dire artificiel?
Pour le savoir, je me tourne vers le Net, vers toi.
Tu en donnes plusieurs définitions assorties d’exemples:
1.Qui est le produit de l’activité, de l’habileté humaine (opposé à naturel).
Lac artificiel
2.Créé par la vie sociale, la civilisation.
Des besoins artificiels.
Synonyme: culturel
3.Qui ne tient pas compte des caractères naturels, des faits réels.
Classification artificielle.
4.Qui manque de naturel.
Synonymes: affecté, feint
Une gaieté artificielle: une gaieté forcée
.
Je vais quand même regarder dans le Petit Robert, ton concurrent papier. Je quitte ma table de travail pour aller le chercher. Debout devant ma bibliothèque, je parcours les étagères des yeux. Où se trouve-t-il? Ah, le voilà, tout en bas, sur la dernière planche. Je le prends. Un sentiment entrelaçant tristesse et remords me gagne. Quand j’écrivais mon premier roman, il y a une petite vingtaine d’années, il était sur ma table de travail, à portée de regard, à portée de main. Aujourd’hui, il est loin de moi, exilé dans une autre pièce, et je dois me plier en deux pour l’attraper. C’est ce qui s’appelle tomber en désuétude, ou en disgrâce, le sort qu’il partage avec ses voisins: un dictionnaire français-anglais-français, une encyclopédie, un grand atlas, des guides de voyage, des livres de cuisine, tous les ouvrages qui m’ont servi autrefois et qui ne me servent plus.
Tu étais en effet apparu.
Tu es la suite logique d’Internet, un système informatique qui permet aux utilisateurs de différents ordinateurs de communiquer ensemble. Au début, tu t’appelais Internet of Things, car tu servais à connecter les objets entre eux, ceux du quotidien des gens (frigo, voiture, téléphone…) comme ceux des entreprises (toutes sortes d’appareils et de systèmes). En permettant aux objets de se “parler” et en les synchronisant, tu facilitais la vie des uns (via la domotique, par exemple) et augmentais la productivité des autres (par une automatisation optimale). Dans le même temps, tu récoltais des données sur tes utilisateurs (leurs habitudes, leurs préférences…) Et la question s’était posée: ces objets interconnectés ne pouvaient-ils pas prendre des décisions eux-mêmes et s’autoperfectionner en permanence grâce à ces données? Ainsi étais-tu née. On t’appela intelligence artificielle puisque ton intelligence n’était pas “naturelle” mais “le produit de l’activité, de l’habileté humaine”. À petits pas, tu avais séduit le monde. À pas de géant, tu l’avais conquis. Aujourd’hui, tu es partout. Aujourd’hui, le monde ne peut pas tourner sans toi.
Quand tu éternues, il panique.
Quand tu tousses, il s’affole. 
Quand tu tombes en panne,
C’est le cauchemar.
Avions cloués au sol, métros immobilisés, feux de circulation éteints, trafic perturbé, chômage technique.
La vie s’arrête, tout simplement.

Comme tant d’autres et pour les mêmes raisons de facilité, je t’avais adopté. Depuis des années, tu es dans ma maison, dans ma voiture, dans mon sac, dans ma poche, dans ma main, dans ma vie. C’est dire que je ne peux pas me passer de toi. Et sauf à faire le choix de vivre en ermite loin de la civilisation, nul ne le peut. Ceux qui ont été ou sont incapables de prendre ton train en marche sont appelés les illettrés du numérique. Sans personne pour les aider dans leurs démarches auprès des administrations, des banques, des hôpitaux, toutes ces institutions aujourd’hui placées sous ton signe, ils sont exclus de la société, perdus. Que veux-tu, il faut vivre avec son temps.

Je suis à présent émue.
Non pas par ton intelligence.
Par mon dictionnaire papier.
Je suis émue de pouvoir le toucher (je ne peux pas te toucher, tu es immatériel), de pouvoir le sentir (je ne peux pas te sentir, tu n’as pas d’odeur), de pouvoir le voir (je ne peux pas te voir, tu es invisible, comme l’air, comme le vent). Je le pose à côté de mon pc, l’ouvre. Ses feuillets — j’ai oublié comme ils sont soyeux — sont aussi minces que du papier à cigarette. Je les manipule avec précaution. Certains sont collés les uns aux autres sous le poids du temps et de l’oubli. Je les détache avec douceur. Ma recherche commence. Une image surgit dans mon esprit. C’est une petite élève qui commence à utiliser un dictionnaire. Elle récite son alphabet en tournant les pages, s’arrête en arrivant à la bonne lettre, s’aide de son index pour trouver le bon mot, celui qu’elle ne comprend pas, lit sa définition. Plus tard, j’appliquerai la même méthode, mais en accéléré, sans plus réciter mon alphabet. À ton arrivée, je l’ai laissée tomber. Tout était devenu simple avec toi. Il suffisait de taper le mot sur un clavier, de cliquer, et son sens apparaissait sur un écran. Plus besoin de connaître l’alphabet. Plus besoin de connaître l’orthographe. Tu veillais à tout, tu complétais, tu corrigeais, tu proposais, tu anticipais, le tout parfois à tort et à travers, ce qui est encore le cas actuellement, malgré les incessantes améliorations pour te rendre plus performant.  
Tu ris. Tu penses que je délire, que j’oublie que tu es intelligent. Alors, lis ce qui suit que j’ai trouvé récemment sur le site de WiziShop, une entreprise qui encourage l’e-commerce:  “Certes, les films d’anticipation et autres séries catastrophes, n’ont pas aidé à Doré, la réputation de l’intelligence artificielle”.

Tu as vu la bourde que tu as commise? Car cette phrase sent ta patte à plein nez. Sans parler d’une ponctuation si fantaisiste que même la petite élève aurait éclaté de rire, qui d’autre que toi, en effet, peut écrire “… n’ont pas aidé à Doré, la réputation de l’intelligence artificielle” au lieu de: “… n’ont pas aidé à dorer la réputation de l’intelligence artificielle”? On comprend cette bourde quand on sait: (1) que Doré est le nom d’un chanteur à succès et qui donc circule énormément grâce aux réseaux sociaux, à toi, (2) que tu fonctionnes avec les données et que Doré en est une, (3) que c’est pas de chance si Doré est un homonyme de “dorer”. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’en laissant passer la bourde, WiziShop n’a pas aidé à dorer ta réputation, ou devais-je dire “à, Doré ta réputation”, pourtant l’objectif de son article.

Je retourne au Petit Robert pour voir sa définition du mot “artificiel”. Je précise que l’édition en ma possession remonte à 1996. Les dictionnaires se vendaient bien alors, puis tu es arrivé, et leurs ventes ont dégringolé, les consultations se faisant désormais principalement en ligne. On continue cependant à les éditer tous les ans, pour les écoles, pour les illettrés du numérique, et pour ceux qui veulent toucher, sentir, voir, feuilleter.
Je ferme la parenthèse et reviens à nos moutons: comment le Petit Robert édition 1996 définit-il le mot “artificiel”? Sans surprise, à quelques mots près, il le fait comme toi: les dictionnaires papier ont été numérisés à l’usage des internautes.
Je remarque cependant qu’il donne une définition de plus que toi: “Créé par la pensée humaine. Exemple: le langage des sourds-muets est un langage artificiel, l’esperanto est une langue artificielle”.

La pensée.
Tu ne penses pas.
Tu ne réfléchis pas.
Sinon, tu n’aurais pas commis la bourde.
Tu es un robot créé par les humains.
Un programme bourré d’algorithmes et de calculs savants se nourrissant de nos données personnelles que tu as récoltées (et exploitées de façon pas toujours très catholique).
Sans elles, tu rétrécis.
Sans elles, tu dépéris.
Sans elles, tu meurs, de mort naturelle.
Finalement, la machine, ce n’est pas moi.
C’est toi.
Mais pour combien de temps encore?

Car voilà ce qu’écrit le New York Times dans un article daté du 23/08/2023 et publié sous une photo:  "A stroke paralyzed Ann Johnson, above, at 30, robbing her of the ability to speak. Nearly 20 years later, in a milestone of neuroscience and artificial intelligence, her brain activity is being translated into vocalized language, spoken by an avatar on a computer screen. The breakthrough could help others who have lost speech."

Autrement dit, et nonobstant toute autre considération (ton apport fabuleux au progrès de la médecine rapporté par le NYT, par exemple), dépourvu de pensées propres, tu peux lire celles des humains.
Déjà que tu peux copier le style d’un auteur après avoir lu trois de ses livres, d’un scénariste après avoir lu trois de ses scripts, d’un compositeur après avoir entendu trois de ses morceaux, d’un chanteur après avoir écouté trois de ses chansons… (leur causant un préjudice financier certain car les droits intellectuels, connais pas). Déjà que tu arrives à simuler des conversations avec des humains après un entraînement intensif (consistant à lire un nombre incalculable d’écrits sur des sujets les plus divers afin d’acquérir une vaste connaissance générale qui te permettra d’être un interlocuteur brillant pouvant parler de tout et de rien).
Déjà que, déjà que…
Faut-il encore que tu pénètres dans le cerveau des gens pour savoir ce qu’ils pensent!
Faut-il encore que tu sois capable de violer cet univers qui échappe encore aux caméras de surveillance, à ton œil noir qui suit chacun de mes pas dans les espaces publics et, qui sait, sans s’y limiter, comme c’est le cas dans les dictatures où tu sers d’espion.
Tu dis que ce n’est pas toi qu’il faut blâmer pour cette nouvelle performance qui confine à la sorcellerie, mais tes concepteurs.
Exact.
Mais comment s’y sont-ils pris?
Réponse: en recourant à l’imagerie cérébrale.
Concrètement, trois volontaires sont restés allongés dans un scanner pendant seize heures tout au long desquelles on leur faisait écouter un podcast. Quand certains mots sont entendus, les flux sanguins varient, donc le cerveau envoie un message. L’IA se charge du reste en transformant la pensée en texte grâce à un large modèle de langage comparable aux premières versions de ChatGPT.
“L’IA est maintenant capable de lire les pensées et de les traduire en texte. Les premiers tests sont concluants même s’il y a encore des progrès à faire”, conclut le post.

Je ne doute pas une seconde que les “progrès à faire” seront faits sous peu. On ne s’arrête pas en si bon chemin et l’humain est vaniteux (genre à qui marchera sur la lune en premier, tu vois, ou la guerre des étoiles).
Donc tu vas pouvoir parfaitement lire les pensées.
Donc, on ne pourra plus mentir.
Imagine-toi un monde sans mensonges.
Ce sera le chaos assuré car toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, donc à entendre.
Et chacun a droit à un jardin secret.
Je vois déjà des start-ups fleurir, proposant des e-gadgets destinés à empêcher ton intrusion dans nos cerveaux pour faire main basse sur nos pensées les plus intimes (qui pourront être monnayées). Et tout le monde se précipitera sur Amazon pour s’en équiper. Suivront des e-gadgets anti-anti-intrusion. Et tout le monde se précipitera sur Amazon pour s’en équiper. Feu, contre-feu, pare-feu, à ce jeu qui gagnera, sinon toi?

Il est temps que tu le saches.
Je ne voulais pas écrire sur toi.
Que pouvais-je dire qui ne le fût déjà?
Tu es les deux faces d’une même médaille.
Tu donnes d’une main et tu prends de l’autre.
Tu guéris et tu blesses.
Tu sauves et tu tues.
Tu rapproches et tu déshumanises.
Tu informes et tu désinformes.
Ah, la désinformation, le fléau de notre temps, à égalité avec la cybercriminalité.
Mais ce n’est pas encore fini.
Car après ChatGPT, les recherches ont continué pour te rendre encore plus intelligent en développant des cerveaux numériques toujours plus puissants, le danger potentiel (c’est un adjectif à la mode aujourd’hui) étant que personne, même leurs créateurs, ne pourrait finalement les contrôler.
Pour potentiel qu’il soit, ce danger est pris au sérieux. À tel point que les plus grands experts mondiaux de l’informatique associés aux plus grands noms de la tech d’horizons divers, en tout plusieurs centaines de personnes, ont adressé aux politiques une lettre dans laquelle ils réclamaient une pause de six mois dans ton développement, évoquant des “risques majeurs pour l’humanité” pour justifier leur démarche.

Non, je ne voulais pas écrire sur toi.
Tout est sur le Web.
Tes supporteurs et leurs solides arguments.
Tes détracteurs et leurs solides arguments.
Et tu ne cesses d’évoluer.
“D’ailleurs, te dis-je dans un mouvement d’humeur, c’est toi qui as écrit ce présent texte!”
Tu ris:
“Jamais de la vie! Il est trop mauvais! C’est du n’importe quoi!”
Je me tais, mortifiée.
Tu ajoutes:
“J’ai aimé les passages sur le dictionnaire et la petite élève”.

Aimer.
L’amour est un sentiment.
Tu éprouves donc des sentiments.
L’idée me jette dans le désespoir le plus noir.
Ainsi, c’est déjà trop tard.
Ainsi, tu as échappé à tes créateurs, les apprentis sorciers.
Une musique me parvient de ma table de nuit.
(N’ai-je pas dit que je me réveille avec toi?)   
Alors que, émergeant de mon sommeil, je m’étire, un immense soulagement m’envahit.
Tu ne m’as pas dit que tu aimais les passages sur le dictionnaire et la petite élève.
Je l’ai rêvé.
Tu n’éprouves pas encore de sentiments.
Je l’ai rêvé.
Mais quand ce jour arrivera, quand l’ultime barrière séparant les robots intelligents des humains tombera, quand tu seras capable d’avoir des émotions, de pleurer et de rire, quand je croirai parler à un ami mais parlerai en réalité à sa cybersosie, quand ce jour arrivera, s’il devait arriver, j’irai m’enterrer dans un trou perdu.
Sans téléphone portable, sans montre intelligente, sans objets interconnectés.
Loin de la civilisation.
Loin de toi.

Toi

?
Vietnam
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