top of page

Un bateau sur le sable

Je sens son souffle sur ma nuque. Il me force à regarder à travers la vitre fumée. Il n’y a personne devant le chantier. Juste un camion et une grosse pelleteuse jaune. Et derrière, la grue, immense, avec sa longue flèche brillante, le filin et le bac suspendu au crochet. Et puis les courbes de la structure en bois évoquant la coque d’un bateau. Je ne connais rien des bateaux, je m’en moque complètement. Il m’a dit que c’était une évocation des bateaux de pêche perlière du passé. Je m’en fous. Qu’ils aillent tous au diable avec leurs stades et leur maudite coupe!

Je sens son souffle et son parfum, cet infâme Clive Christian n° 1, dont il s’inonde pour que chacun mesure l’étendue de sa fortune. Qui peut se couvrir d’une essence à deux cent mille dollars le flacon? Pas les pauvres bougres qui travaillent et meurent sur ces chantiers de la honte…

— Surtout ne ferme pas les yeux, sinon je te les fais arracher…

Sa main broie mon épaule. J’ai mal mais je me force à ne pas gémir. Ne pas pleurer non plus, rester stoïque, comme indifférente à la douleur qui brûle mes entrailles. Pour une fois, je voudrais me cacher sous mon voile, que mon visage n’appartienne plus qu’à moi, pour une fois, ne pas être nue, à leur merci, mais il m’a obligée, il ne veut pas perdre une miette du spectacle. Le début de sa vengeance, car il ne se contentera pas de jouir de ma souffrance, il va continuer à me faire payer, longtemps, puis il se lassera et je disparaîtrai. Personne ne s’inquiète du sort d’une femme ici. Je mourrai d’une maladie subite, je ne reviendrai pas d’un voyage à l’étranger ou je serai renversée par un véhicule fantôme…

Le moteur du SUV tourne au ralenti pour la clim. Dehors la chaleur est infernale. J’aperçois les ouvriers, des fourmis qui vont et viennent sur le chantier. Il y a quelques jours, Béchir travaillait encore avec eux. C’est ma faute s’il est là-haut maintenant. Je vois son buste émerger de la benne. Impossible de distinguer son visage, mais je n’en ai pas besoin, ses traits sont gravés en moi. Il va mourir, c’est la seule chose qui m’importe, il va mourir parce que nos chemins se sont croisés. Cela ne devait pas arriver, jamais nos regards n’auraient dû se mêler. Le Ciel voulait-Il me mettre à l’épreuve? Si j’ai failli, je dois payer, mais pas lui, pas Béchir… Pourquoi le malheur s’acharne-t-il sur les malheureux?

C’est ici même que tout a commencé, il y a à peine deux mois, cinquante-huit jours exactement. J’avais pris le Q5 pour me rendre en ville, je voulais conduire moi-même, échapper au regard d’Omar. Je déteste sa façon de m’observer dans le rétroviseur, ses yeux sombres sous la broussaille des sourcils. Une des âmes damnées de mon mari. Je sais qu’il me filme à mon insu…

— Regarde bien.

La lourde bague de mon mari s’enfonce dans ma chair. Il veut me faire mal, c’est dans sa nature. Quand mon père m’a vendue à lui — il n’y a pas d’autre mot pour qualifier ce mariage —, je savais à quoi m’attendre. La réputation d’Hassan Saeed n’était pas des plus flatteuses. Fils cadet d’Abdel Saeed, qui avait fait fortune dans le commerce des pierres précieuses et l’immobilier, il pouvait se permettre de dépenser sans compter dans des fêtes somptueuses qui faisaient le bonheur de la presse. J’aurais préféré mille fois son frère aîné, Mahmoud. Lui au moins respecte son épouse…

Dix minutes que nous stationnons sur cette esplanade déserte. Hassan veut-il qu’on nous voie, que tout le monde comprenne, fasse le lien avec l’accident? Car il s’agira d’un accident — un simple accident parmi les milliers d’autres sur les chantiers ces dernières années. Une goutte d’eau avalée par le sable. Qui oserait se dresser devant Hassan Saeed?

Quand je me suis arrêtée sur cette même esplanade ce matin-là, j’étais loin de me douter que le destin m’avait tendu un piège. Après mon shopping, je m’étais égarée dans les rues d’Al-Warah, en contournant le chantier du métro. Je me souviens que la chaleur était encore supportable. Quand j’ai vu le stade, les grues, les échafaudages, j’aurais dû rebrousser chemin, mais la curiosité, je ne sais pas, j’ai continué, peut-être pour vérifier si ce qu’on disait sur les réseaux sociaux était vrai. Les conditions de travail et de vie des travailleurs immigrés étaient-elles vraiment si terribles? Incha Allah, le chemin de notre vie ne nous appartient pas. Sur le chantier, les fourmis continuent à s’agiter, comme s’il ne fallait pas rester immobile, lever un regard vers la grue et le bac suspendu au filin. Continuer le travail, ne pas attirer l’attention des contremaîtres, se fondre dans la masse, devenir transparent, bouche close, lèvres serrées. Et puis rêver du salaire, cette manne providentielle qui permettra à la famille au pays de survivre une ou deux saisons…

Béchir me l’a expliqué avec sa pudeur naturelle. “Il ne sert à rien de gémir sur son sort, il faut agir, même quand la boule dans le ventre grossit au point de nous étouffer, il faut avancer au hasard, mais ne pas s’arrêter, jamais…”

Ce matin-là, j’étais sortie de la voiture, la chaleur m’avait prise dans son étau, je suffoquais dans ma robe pourtant légère et me maudissais. Si tu avais suivi le chemin habituel, tu serais déjà dans ta piscine… Mon voile s’était détaché et soudain, il était là, devant moi. Je me souviens, il portait un casque rouge et une fine moustache, qui semblait souligner ses yeux sombres. Je me sentais presque nue devant lui, oui, c’est bien cela, nue, dépouillée, et chose incroyable, cela me procurait un plaisir inconnu. Pour la première fois, et en une fraction de seconde, je n’avais plus peur, je me sentais bien, par le simple fait d’offrir mon visage à un homme, un étranger, un extra-terrestre… Il avait écarté les bras, avec ce sourire faussement timide, puis très vite il avait levé la tête, pour inspecter le chantier. D’autres que lui m’avaient-ils aperçue? Je ne pensais pas à remettre mon voile, ni même à simplement dissimuler mes traits et lui, rassuré sans doute, m’avait pris la main et attiré à l’abri de la dalle en béton. Sa main, chaude et rugueuse, ne cessait de pétrir mes doigts. Une danse douce qui emballait mon cœur. Nous étions dans un espace assez grand, peuplé de lourds piliers rectangulaires, qui ressemblait à un parking souterrain, mais ce ne devait pas être sa destination finale. Peut-être une galerie commerciale sous le stade ou des infrastructures pour les joueurs… Je ne connais rien au football, si ce n’est qu’il déchaîne les passions et brasse des fortunes.

— Viens…

Sa voix basse, à peine audible. Sans réfléchir, comme si c’était une évidence, je l’avais laissé m’entraîner entre les piliers. L’espace butait sur un mur. Une paroi en béton. Et puis une porte — une simple ouverture sur une grande pièce remplie de ballots d’isolant et de sacs en plastique transparent. Plus tard j’avais vu qu’il s’agissait de sable…

Ses mains sur moi, je me souviens de ses mains, sous ma robe, sur ma chair frémissante. Il m’avait portée sur les sacs et j’avais ouvert mes cuisses avec une hâte qui l’avait surpris, je pense.

Le bac se balance, presque flou dans la fournaise. Béchir doit cuire dans ce chaudron brûlant. Pourquoi traînent-ils? Pitié, qu’on en finisse… J’essaie de tourner la tête, mais la main d’Hassan ne me lâche pas. Comment un homme d’apparence si frêle peut-il dégager une telle force? Hassan Saeed n’est que violence, jamais il n’a eu la moindre tendresse pour moi, et depuis Béchir, il est devenu complètement fou. Je devrais être morte, mais il ne veut pas perdre la face. Pas question de me livrer à la justice, ce serait trop humiliant. On le plaindrait officiellement, on l’approuverait, mais derrière on se gausserait de ses cornes…

L’attente est une punition avant la punition. Espère-t-il que je le supplie, que je lui demande à genoux de m’épargner? Non, ma mort est déjà programmée ou à tout le moins ma réclusion à perpétuité sous la surveillance d’Omar et de Farouk… S’il ne me tue pas, j’ose à peine imaginer sa réaction quand il saura… Cette vie qui grandit dans mon ventre, impossible qu’il la tolère, lui qui m’a toujours accusée d’être incapable de lui donner un fils.

Sa main sur ma nuque, son corps dans mon dos, ce parfum immonde, je n’en peux plus. S’il savait que Béchir m’a prise sur cette banquette… Car nous nous sommes revus, Béchir et moi, dès le lendemain. J’avais réussi une nouvelle fois à m’enfuir avec le Q5. Une erreur, car Omar a dû pressentir qu’il se passait quelque chose. Pas tout de suite, mais au fil des jours… Une femme habituellement soumise, à l’emploi du temps d’une monotonie rassurante, qui revendique soudain une autonomie de déplacement, c’est un signe irréfutable. On ne la fait pas à Omar, il m’a suivie… Oui, j’avoue mon erreur, j’ai manqué de finesse et j’ai été sourde aux mises en garde de Béchir. J’étais trop euphorique, je me sentais presque libre. Faire la nique à toutes ces règles absurdes, à cette vie dépourvue de sens qu’on me fait mener depuis mon adolescence. Enfant, je croyais en un avenir, je n’étais pas un garçon, certes, mais j’avais confiance dans mon étoile. La pression de mes parents ne me semblait pas trop lourde, même si mes deux frères avaient toujours raison. Mon père adorait me taquiner, m’appeler sa petite princesse et ma mère faisait tout pour me préparer à la vie. Quelle vie, maman, quelle vie… Une vie de regards baissés, de lèvres cousues et de corps à disposition du mari, une vie d’ombre et de retrait. Une femme reste une enfant pour l’éternité, soumise au bon vouloir d’un mâle qu’elle n’a même pas pu choisir, même si les réformes prétendent le contraire. La loi m’autorise à conduire une voiture, à travailler en dehors de mon domicile, à faire entendre ma voix par les urnes, c’est vrai. Mais pas pour moi, pas pour la femme d’Hassan Saeed…

Béchir, je l’ai choisi.

Chaque fois que nous avons fait l’amour dans un terrain vague, et puis dans le studio de Fatima, je me suis donnée à lui parce que je le voulais. “Tu es folle, mais tant pis”, m’avait dit Fatima, ma seule véritable amie. Son mari, Tahar, travaille pour la Qatar Petroleum, une des plus importantes compagnies pétrolières du pays et Fatima, employée dans la Qatar National Bank, jouit d’une grande liberté de mouvement. Je m’en veux de l’avoir mêlée à cette affaire, je n’aurais jamais dû accepter les clés de son studio, mais avais-je une autre solution? Comment Béchir et moi aurions-nous pu échapper aux regards? Une Audi Q5 ne passe pas inaperçue au milieu du désert… Hassan ne peut rien contre Tahar Al-Khalidi, sa famille est trop puissante, et Tahar protègera son épouse envers et contre tout. Cette pensée me soulage. Béchir va disparaître. Bientôt il ne subsistera plus rien de cet amour hors-la-loi. Le stade sera terminé dans les délais, les sirènes et les trompettes résonneront, et les cris des supporters dans les travées climatisées. Des milliards de gens inconnus suivront la Coupe du Monde sans état d’âme. Que pèsent quelques milliers de travailleurs immigrés sacrifiés pour le culte du ballon rond au regard des flots de plaisir et d’adrénaline répandus dans le monde entier? Les religions ont fait bien pire… Et puis le football, c’est un des rares ciments qui tiennent le monde debout. Même Béchir ne jure que par le ballon rond. Construire ce stade bateau au risque d’y laisser sa peau ne l’empêche pas de rêver. “Quand tu cours derrière le ballon, même en Somalie, tu entends les cris sur les gradins, cette hystérie qui te donne des ailes, même quand il n’y a pas de gradins ni de spectateurs, tu entends quand même leur clameur.”

Je ne comprends rien au football mais j’aime l’idée d’une ferveur collective, et tant pis si tout n’est pas propre. Rien n’est propre ici…

Qu’attendent-ils pour décrocher le bac? Pourquoi prolonger le supplice? Hassan ne relâche pas sa pression. Je ne le vois pas, mais j’imagine son regard mauvais. Ai-je jamais décelé la moindre tendresse dans ses yeux? La plupart du temps, quand il me violait, c’était par derrière, et sans le moindre préliminaire. Jamais un mot gentil… Ah! ce que nous avons parlé, Béchir et moi… Des torrents de paroles entrecoupés de caresses et de baisers mouillés. Il évoquait sa famille en Somalie, son père agriculteur, sa mère, ses sœurs, et la sécheresse, les bandes armées… Pour la première fois, je me suis sentie vivante. Nous restions le plus longtemps possible sur le lit, enlacés, nus, à parler et à rire… Oui, à rire… Nous étions fous. Nous savions que notre amour n’avait aucune issue ou plutôt une seule issue, nous le savions, et nous avons continué, parce que la lumière, quand elle s’allume, rend impensable le retour à l’obscurité.

Je ne regrette rien.

Et je ne vais pas pleurer. Je ne ferai pas ce plaisir à Hassan Saeed. Quand le bac tombera, je laisserai juste assez d’espace entre mes paupières pour que le ciel devienne flou et je cesserai de respirer. Le Q5 rebroussera chemin, regagnera notre propriété. Je ne sais pas ce qu’Hassan a décidé pour moi. Me fera-t-il fouetter par Farouk, juste pour assouvir son besoin de sang? M’enfermera-t-il entre les murs de la maison ou cherchera-t-il à se débarrasser de moi? Hassan est un pervers, un sadique sans scrupules, qui se croit plus intelligent que les autres. Il voudra m’humilier, me soumettre. À moi de me montrer assez chienne, à moi d’onduler de la croupe pour que sa colère se mue en désir, que ma chair l’électrise et qu’il me chevauche même si je le hais de toutes les fibres de mon corps et de mon âme. Qu’il me prenne et me reprenne jusqu’à ce que le doute sur sa paternité ne puisse l’effleurer. La vie de mon enfant est à ce prix.

Le Qatar a bien acheté sa Coupe. Et le stade bateau est prêt à voguer sur le sable. Moi je dis merci au football pour l’amour qu’il m’a permis de vivre, merci pour le cadeau. Le bateau peut larguer ses amarres…

Dans le ciel blanc de chaleur, la flèche de la grue ressemble à un doigt vengeur. Au sol, les fourmis s’agitent autour du bac…

Je ne vais pas pleurer.

Je ne vais pas pleurer même si un rat vorace me déchire le cœur.

Je vais vivre. Je dois vivre. Incha Allah, la lumière que Béchir a allumée en moi ne s’éteindra pas. Sa flamme danse dans mes entrailles.

Un bateau sur le sable

?
Belgique
bottom of page