Un match King Size
Une boîte coulissante en carton, un blason, trois flambeaux, trois couleurs: noir, jaune, rouge. Union Match Kingsize. Soixante petits morceaux de bois. Un seul suffit à allumer quelques cigarettes sans se brûler. Bien mieux qu’un briquet! De bonnes vieilles allumettes: fidèles, nobles, aussi nobles que l’âme de ma mère, le chemin parcouru sans faiblir, le sport, mon sport, mon foot. Maman me disait toujours: regarde droit devant toi, ne recule jamais, tu es le plus fort. À chaque match elle était là, elle levait les bras et hurlait de joie quand je marquais un but. Cela s’appelle l’esprit d’équipe. Ne m’interrompez pas, laissez-moi raconter.
L’esprit d’équipe, c’est quelque chose qui reste… Avec mes copains, on s’affalait sur le canapé devant ma télé, agglutinés dans une promiscuité presque sensuelle. On avait tous gagné un peu de bide et perdu nos illusions quant à une carrière sportive. Marco, un petit gars aux cheveux ébouriffés, était celui qui gueulait le plus fort. À la moindre passe, son adrénaline grimpait vers des sommets dignes de l’Everest, et nous étions tous contaminés par ses délires. Nous aussi, on se mettait à glapir pour encourager notre équipe favorite. C’était à qui se montrerait le plus bruyant jusqu’à ce que des voisins, exaspérés par notre enthousiasme nocturne, frappent à ma porte pour exiger un semblant de silence.
L’homme qui se manifesta un soir d’octobre avait une cinquante d’années. Il nous dévisagea d’un regard circonspect. Ses vêtements contrastaient avec les nôtres: mocassins et chemise gris souris, versus baskets et maillots bariolés aux couleurs de notre club bien-aimé. Il revint plusieurs fois. Comme il vivait au même étage que moi, il n’avait que quelques pas à faire jusqu’à mon seuil. Avec mes potes, nous nous taisions, soudain transis par une crainte irraisonnée comme si, à la quarantaine bien sonnée, nous étions des gamins pris en faute. Mais ensemble, on pensait surmonter tout. Notre amitié n’avait jamais été abîmée, même pas par nos petits désaccords footballistiques.
Une coupe du monde, ça se prépare. Comprenez-moi. Ce n’est pas juste regarder des matchs devant des bières. Non, il y a bien plus que cela. C’est la grâce, la grâce divine, quelle que soit la cause défendue, même si la victoire ne récompense finalement que notre amour-propre et nos instincts les moins nobles. Nous avions l’âme de conquérants. Une grande vague nous emportait vers des rivages magnifiques où les plus beaux espoirs étaient permis. Je philosophe? Je parle comme un livre? Sans doute, mais laissez-moi poursuivre… Nos cœurs unis battaient dans une communion ancestrale, un rituel tribal aux règles immuables. Nous tremblions de concert au moindre penalty et exultions au premier but de nos favoris. Notre élégant voisin prenait part à nos agapes et apportait une bouteille d’un excellent vin qu’il était le seul à boire. Il était souvent silencieux, un peu absent, mais nous l’aimions bien et il s’était intégré à notre petite bande malgré nos différences. Derrière la fumée de sa cigarette, il nous observait du coin de l’œil, comme un zoologiste qui étudie le comportement d’insectes exotiques. Ou comme un prof. Les très rares fois où il s’était exprimé, nos rires bruyants avaient aussitôt couvert ses paroles étranges. Il était question de jeux, de plaisir, de malheur… Jolies formules incompréhensibles qui ne nous atteignaient pas.
Vous décrire le déroulement de cette coupe du monde serait fastidieux, et j’avoue qu’après ces années, j’en ai oublié les détails, sauf certains qui me reviennent parfois en flashs successifs, pendant mes insomnies. Depuis que je vis dans cet endroit douillet où personne ne pénètre à part ceux qui sont à mon service, vous-même par exemple, je me sens protégé. On m’écoute, on s’occupe très bien de ma personne: plateaux-repas, coupelle avec mes pilules de toutes les couleurs, pyjama repassé, conversations régulières avec vous. Vous qui me scrutez, prenez des notes puisque mon cas vous intéresse au plus haut point. Je vous apprécie beaucoup. Même quand vous n’êtes plus là, je continue à vous parler. Mais entrons dans le vif du sujet avant que je ne me laisse aller à des tergiversations inutiles. Il faut d’abord que je vous raconte ce qui se déroula ce soir de décembre. Ici, certains de vos confrères affirment que j’ai parfois “des éclairs de lucidité”. En voici un rien que pour vous, alors profitez-en, ça ne durera pas.
Comme à notre habitude, on s’était retrouvés dans mon appartement, mes potes et moi. Nous étions une dizaine. Chacun avait pris sa place dans les canapés ou sur des chaises. Dans une agitation joyeuse, on se lançait des coups de coude, des vannes pas toujours gentilles et même blessantes. Quand des types en bande montrent cette assurance si particulière, ils ont au moins un point commun: l’envie d’oublier leurs petites misères et de croire, le temps d’un match, que leur destin leur appartient.
La veille en demi-finale, l’Argentine avait écrasé la Croatie par 3-0. Là, c’était une nouvelle aventure: France-Maroc. Même si notre équipe — la belge, bien sûr — avait depuis longtemps baissé pavillon, nous avions trouvé un substitut. Les uns soutenaient les Français, les autres les Marocains. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, nous avions tous une position tranchée et sans appel: une façon de s’affirmer, comme si notre vie dépendait de l’issue de ce match. Seul notre voisin restait neutre. Les jambes croisées, il sirotait son vin d’âge d’un air songeur. Comme à l’accoutumée, il n’allumerait son unique cigarette qu’une fois la compétition largement entamée.
Quand Fred s’est mis à gueuler contre moi parce que je critiquais un joueur, j’ai rétorqué, d’autres ont pris ma défense. Il y avait entre nous une tension palpable. Tout le monde donnait son avis et plus la discussion s’enflammait, plus nos voix s’élevaient. Elles ont fini par couvrir les commentaires hystériques des deux journalistes télé envoyés sur place. Cela a bien duré dix minutes jusqu’à ce qu’on entende des coups de sonnette répétés. De mauvaise grâce, je me suis extrait du canapé pour répondre au parlophone, mais ça continuait à carillonner de plus belle. À cran à cause de l’attitude des autres, j’ai dévalé les escaliers quasi dans le noir. Dans cet immeuble, quand l’ascenseur tombait en panne, l’éclairage aussi, comme par solidarité.
En ouvrant la porte, bien décidé à en découdre avec l’abruti qui nous dérangeait en plein match, je me suis retrouvé devant un bonhomme massif au visage bon enfant.
— Hé, mon gars? C’est toi qui as garé ta caisse devant ma sortie?
Sans conviction, j’ai balbutié des paroles embrouillées du genre: pas de voiture, pas de permis, pas le temps de discuter… Des injures ont fusé derrière moi. Trois de mes copains étaient descendus eux aussi et tenaient tête à l’intrus. Ça gueulait, ça faisait des grands gestes, on était tous échaudés par le petit affrontement sur les chances du Maroc et de la France, et un peu torchés par les bières ingurgitées trop vite. Le type avait forcé l’entrée, il avançait vers nous. Qui a réagi le premier? Je ne sais plus. C’est quand il a soulevé ce nain de Marco par le col que les choses se sont vraiment gâtées. Marco lui a craché au visage et, avec mes potes, on a éjecté le gaillard dehors. Il s’est étalé sur le trottoir. La rue sombre de cette nuit de décembre était en partie illuminée par l’éclairage public et les guirlandes de Noël. Au loin on entendait la musique assourdie d’un carrousel.
Nous nous sommes approchés de notre gâche-fête. Sur le sol, on aurait cru une baudruche.
— Qu’est-ce que tu nous veux, Ducon, à nous emmerder en plein match? a dit Fred en lui balançant un coup de pied dans les côtes. On a commencé à taper aussi, des petits coups presque amicaux qui n’auraient pas pu faire de mal à un gaillard taillé comme un mammouth. D’ailleurs, il s’est relevé avec précaution, nous a regardés avant de faire deux pas en arrière presque timides, avec un air de battre en retraite. Puis brusquement, il nous a foncé dessus, on était cinq ou six contre lui, une mêlée où on tapait au petit bonheur la chance, avec des coups qui partaient dans le vide ou nous atteignaient, nous, sans même toucher notre adversaire. J’ai reçu une beigne de Marco sur la pommette droite, je lui ai rendu la pareille en plus fort, et au beau milieu de notre tas mouvant et informe, vacillait le gros type qui tenait à peine sur ses jambes, balloté par nos mouvements désordonnés. Des voisins sont sortis et ont fait cercle autour de nous, à croire que notre bagarre valait bien une coupe du monde. Je ne sais plus qui a hurlé “Vive le Maroc!” ou “Vive la France!”, mais à partir de cet instant, les gens se sont déchaînés, c’était à celui qui gueulerait et cognerait le plus fort. Un grand jeu de quilles dont plus personne n’est maître. Ceux qui essayaient de nous séparer ont renoncé. Notre fièvre haletante et débridée nous avait fait oublier l’histoire de la bagnole mal garée, et d’ailleurs elle était à qui, cette caisse, après tout? Quelqu’un a sorti un couteau et… J’ai cru voir notre victime s’échapper à quatre pattes. Au moment où j’esquissais un coup de boule, j’ai juste eu le temps de penser “C’est con, on est en train de louper les plus belles passes”. Puis mes jambes se sont dérobées sous moi et tout est devenu vaporeux.
Je flottais comme un nuage léger, le sol était moelleux sous mes pas. Un soleil blanc m’aveuglait. L’air âcre que je respirais avec peine m’arrachait les poumons. Plus j’avançais, plus le paysage désert s’élargissait en repoussant sans cesse ses limites jusqu’à l’infini. Il n’y avait plus d’horizon, plus le moindre point de repère. Au bout d’un moment m’apparut une masse confuse dans laquelle je devinais des visages sales et hagards. Des faces d’enfants aux yeux démesurés. Leurs regards me fixaient avec insistance. Ils furent bientôt dix, vingt, trente à m’entourer. Certains essayaient d’agripper mes vêtements et me suppliaient dans une langue que je n’avais jamais entendue. On aurait dit les petits mendiants des rues sordides de Bombay, qui tendent la main vers les touristes indifférents. Il y avait des corps allongés, déjà préparés pour une cérémonie, sans doute celle du dernier adieu. Je déambulais sans peur parmi ces cadavres à l’air libre qui paraissaient me dévisager. Ils étaient beaux et dignes, tous parés d’habits colorés.
Peu à peu, dans le brouhaha des voix aiguës, je reconnus celle d’un adulte. Il avançait vers moi avec assurance, il était vêtu d’un costume gris et ses doigts minces tenaient une cigarette à bout doré. Et il disait: tu vois ces enfants, ce sont les fils et les filles de tous ceux qui se sont crevés pour toi, pour ton bonheur, ces travailleurs exploités jusqu’à l’os, qui ont bâti ton petit rêve en s’épuisant à la tâche dans la crasse et la puanteur. Et toi qui n’as rien voulu savoir de tout cela, tu marchais dans cette boue infecte comme un prince en Enfer, au milieu de ces êtres auxquels tu dois tout… Oh, si vous saviez! Les mots tournaient en boucle dans ma pauvre caboche, la voix envoûtante m’hypnotisait. Puis elle disparut, happée par le tumulte des enfants en colère qui m’entouraient, prêts à me lyncher.
Ne m’interrompez pas, je vous prie, laissez-moi parler tant que mes idées sont claires. Après, seulement après, vous pourrez faire de moi ce que vous voulez. Oui, je prendrai mes comprimés, ne me torturez pas l’esprit avec vos bêtises. Non, je n’invente rien.
Lorsque je revins à moi, il n’y avait plus personne aux alentours: ni mes copains, ni les voisins, ni le gaillard qu’on avait un peu bousculé, ni les gosses plaintifs et débraillés. Tous s’étaient volatilisés. Encore dans les limbes, je me relevai sur un coude et plissai les yeux. Petit à petit, je repris mes sens et parvins à m’agenouiller puis à me redresser. Les murs des maisons ondulaient. Les bras écartés, je fis quelques pas prudents dans un équilibre précaire. Le sol tanguait. Je levai un pied vers le trottoir, l’autre pied suivit, dans une ascension digne du Mont-Blanc. C’est alors que je reconnus la silhouette, un peu plus loin. Adossé à une façade, mon élégant voisin m’observait. Il avait dû assister à toute la scène. D’un geste souple, il sortit une cigarette de la poche de son veston. La flamme d’une allumette — Union Match Kingsize? — éclaira son visage penché vers sa main arrondie en coque, et une volute de fumée s’éleva vers le ciel sombre, vers ma mère qui murmurait: regarde droit devant toi, ne recule jamais, tu es le plus fort.
*
Vous êtes enfin revenu? Pourquoi m’avoir abandonné aussi longtemps, Docteur? Je vous ai obéi, j’ai avalé tous mes comprimés jusqu’au dernier. Je flotte dans de l’ouate, c’est doux et confortable. Vous dites qu’il me faudra beaucoup de repos après mon accident. Vous dites aussi que nous avons tué quelqu’un? Une rixe? Ah, bon? Et vous me demandez de parler de mes amis. Mais quels amis? Aujourd’hui, un monsieur fort poli en costume gris clair est venu me voir. Nous avons regardé la télé ensemble dans mon palais. Les infos de 20 h, comme ça me plaît! Des chiffres, des images qui bougent devant mes yeux, encore des chiffres… Dans un pays exotique, des milliers d’ouvriers sont morts sur des chantiers, paraît-il. Des milliers, vous croyez ça, vous? Moi, bien! Parce que je les ai vus, ces cadavres, je les ai vus comme je vous vois. Et leurs petits, bien vivants, s’accrochaient à mes basques en gémissant. Mon distingué visiteur me regardait en silence, un peu comme vous le faites maintenant. Il a voulu allumer une cigarette, mais ici, c’est interdit. Ah, s’il avait pu foutre le feu à ma prison dorée avec une de ses Kingsize! En me quittant, il s’est tourné vers moi. Avant de refermer ma porte, il a dit: “Les jeux du cirque? Les uns y trouvent leur plaisir, les autres leur malheur.”