Un visiteur inattendu
Le monsieur grisonnant à fines lunettes ovales, front dégarni, moustache, barbiche en pointe, costume trois pièces qui tranche avec les mises débraillées d’aujourd’hui, l’œil malicieux, le sourire en coin et se servant d’un vieux parapluie noir comme d’une canne pour accompagner ses incessantes marches et promenades, été comme hiver, rejoint, après avoir gravi les marches d’un large et haut escalier en pierre, un banc en bois dans le jardin dit “de la Maison communale”, décidé, mais sans précipitation. Il se tient en lisière du peuple et de son tohu-bohu. À cette hauteur, son regard embrasse toute la place et ses losanges de verdure parsemés de fleurs sauvages; les arbres Catalpa et ceux à haute tige, les palissades en bambou et les bas murets sur lesquels on s’assoit et qui entourent les riantes pelouses. Des jets d’eau émergent du sol, amusantes fontaines.
Ce qui le ravit c’est le spectacle des enfants, leur naturel, leur insouciance. Il s’amuse à les observer, gai, espiègle. À gauche, près du tilleul argenté, une sœur et son frère étalent un essuie de bain par terre et s’allongent un instant, comme ils ont vu en d’autres lieux leurs parents le faire. Mais cela ne dure guère, déjà ils se lèvent et s’étant éloignés l’un de l’autre ils se lancent une petite balle en mousse qui rebondit très fort. Des bambins, torse nu, traversent la place de long en large, déterminés, fonceurs, sans-souci, sur leur vélo à trois roues, leur trottinette en plastique aux vives couleurs, ou s’efforçant de courir, un seau de plage à la main, pour le remplir d’eau claire aux jets d’eau récréatifs. Plus près, un père qu’il voit de dos, assis juste en bas du talus à côté d’une dame (sa femme? sa sœur?) surveille ses deux petites filles sages, huit et cinq ans, qui restent à proximité. La plus grande s’entraîne seule à jongler avec sa raquette et un volant de badminton, jusqu’à ce que son papa lui propose de jouer au frisbee avec sa frangine. Elles s’écartent l’une de l’autre d’environ 10 mètres et la partie débute. La petite a bien du mal à lancer cet engin. Le papa s’en aperçoit et après quelques minutes d’essais infructueux, il lui montre le bon geste à exécuter. L’enfant regarde son père, se met en position et attend un signe d’approbation. Elle lance le disque qui plane cette fois merveilleusement dans les airs. Le père est fier, son bout de chou rayonne, ajoute un beau sourire à un soleil charmant.
Le monsieur à barbiche dans son complet a chaud, mais ne s’en plaint pas, ne le montre pas, il semble y être habitué. D’une poche, il sort sa montre à gousset LeCoultre qu’il consulte rapidement. Il quitte son banc, descend les marches du grand escalier, traverse à son tour la place et se dirige tout droit, à pied, sur plusieurs kilomètres, négligeant de prendre l’autobus, vers la place Royale, parapluie à la main.
Non loin de là, dans la salle de répétition du conservatoire, Emilia Brodequin écoute avec bonté et indulgence l’élève violoniste qu’elle va accompagner sur scène à l’occasion d’une de ses prestations en public. Un public de néophytes, mais aussi de mélomanes et de professionnels beaucoup plus avertis. Je n’ai pas trouvé de place près d’où se produisent les musiciens dans cette petite salle. C’est fâcheux. Trois dames corpulentes arrivées très à l’avance occupent, permanentées, le premier rang. Elles sont accompagnées de leurs maris respectifs, larges d’épaules et au ventre étonnamment rebondi. Ni gradins ni tribune rétractable, mais un sol plat qui empêche de profiter du spectacle et d’assurer au public une visualisation décente. Dès lors, je me répète, mais avec une pointe d’exaspération supplémentaire, ces messieurs dames, aux avant-postes, sans-gêne, bouchent ostensiblement l’indispensable horizon. Qu’importe. Dès lors, très en retrait, je déplace ma chaise vers l’allée centrale afin d’y voir quelque chose. Les spectateurs attendent.
Dans la pièce où les artistes procèdent à leur préparation, Emilia, pianiste émérite, accompagnatrice, résume à la jeune violoniste les lignes de force à appliquer pour son exécution, celles-là mêmes qu’elles ont travaillées lors des sérieuses, mais trop rares et trop courtes répétitions. Emilia est déçue par l’accoutrement, c’est le premier mot qui lui vient à l’esprit, de l’élève. Jupe vert pomme jusqu’au-dessous des genoux et sandales à lanières pistache. Le haut est un chemisier noir qui ne s’harmonise pas avec l’ensemble. Emilia, toutefois, n’en laisse rien paraître et s’attache, calme, souriante, à conforter la jeune fille, à lui certifier que tout est au point, qu’elle est prête, que tout se déroulera à merveille. La violoniste à la jupe verte ne manque pas d’aplomb, c’est l’heure, elles entrent en scène. Un professeur annonce la Sonate n° 8 opus 13, dite Pathétique, de Ludwig van Beethoven, interprétée par Zoé Praline accompagnée par Emilia Brodequin. Zoé accorde son instrument sur toutes les cordes, le sol, le ré, le la, le mi… Emilia lui sourit, engageante, faisant elle aussi résonner un sol, un ré, un la, un mi sur le clavier de son piano à queue Bösendorfer. Zoé Praline se concentre, doute et réaccorde une seconde fois. Emilia lui offre un visage aimable, avenant. Elle hoche la tête, signe d’approbation qui signifie “allons-y, ne perdons pas de temps, ça suffit comme ça”. Mais la jupe verte, irrésolue, tourne à nouveau les chevilles du cheviller; elle étire le mi, cette fois encore, pour l’accorder au bon ton.
Pause. Zoé Praline se concentre, applique enfin résolument l’instrument sous son menton et entame la sonate qu’Emilia Brodequin joue de telle façon qu’elle porte Zoé avec conviction, subtilité, psychologie presque. L’élève se sent soutenue, confortée, oui,véritablement, et se transcende. Un son rentré de temps en temps, trop doux, trop neutre, mais réveillé ensuite, articulé, intense. Tout y est cette fois, l’interprétation, le tempo, le son. La version forte, espérée, émerge, surgit. J’écoute, ravi, cette exécution, les paupières closes, non pas que je sois submergé à ce point par l’émotion, mais là, tout devant, les dames au si bel embonpoint gigotent, se dandinent, agitent les pieds pour battre la mesure, à contretemps, je n’en peux plus. L’adagio serre le cœur et transporte dans un ailleurs. Arrive une mélodie plus tourmentée en la mineur avec des triolets doubles. Les accords diminuent, font revenir à la tonalité de départ et au thème principal, très doux, calme, prenant, limpide.
Un homme, derrière moi, la cinquantaine, sans âge en vérité, que je n’avais pas remarqué, m’apostrophe. — croient-ils toujours que je suis mort en bas? Je lui fais signe de se taire, posant l’index sur ma bouche. Je l’entends rire à demi, presque moqueur. Sa silhouette ne m’est pas inconnue, et puis, qu’est-ce qu’il doit avoir chaud dans ce costume de velours! Quelle idée, par une telle chaleur? Emilia sait très bien écouter, sa version se marie parfaitement avec celle proposée par l’élève. La sonate s’achève, poignante, en effet.
— Quiconque habite une tour est un touriste, me souffle l’homme à la barbe pointue dans mon dos, c’est drôle, n’est-ce pas? Il ricane. Je me présente, Erik, l’Épée bouillante, le Pauvre, l’Athlète, le Moine, l’Invisible, Maître de Chapelle de l’Église métropolitaine d’Art de Jésus Conducteur. Avec mon plus profond respect, pour vous servir. Les musiciennes saluent l’assemblée et s’ensuivent des applaudissements nourris, les dames et les messieurs enveloppés, là, tout devant, se lèvent et battent frénétiquement des mains. Je ne vois plus, comme le reste de l’assistance, qu’un mur de dos, des hanches larges, des bourrelets. Emilia et Zoé s’apprêtent à quitter l’auditorium. — Quel aplomb! interrompt le curieux personnage derrière moi, s’adressant d’une voix forte à la première rangée; goujaterie, inélégance, muflerie d’ainsi priver les autres pour votre seul plaisir. De la grâce, pardi, de la distinction, ces demoiselles le méritent. Attendez! Ne partez pas si vite mes deux anges, ministres des volontés divines, vous m’avez plongé dans un tel ravissement. Puis-je? Il rejoint le devant de la scène au côté des deux musiciennes et s’impose, c’est vrai, mais gentiment. Son air bonhomme rassure plus qu’il n’inquiète. Emilia Brodequin et Zoé Praline, interdites, se figent un instant. Le monsieur grisonnant aux fines lunettes ovales brandit son parapluie. — irréprochable Emilia, vous avez laissé toute la place à notre prometteuse soliste, laquelle a pu joliment s’exprimer. Il faut jouer de la musique! C’est ce que vous avez fait. Vous ne pouvez pas accompagner doucement sans personnalité, ce serait trahir le compositeur, Beethoven, en l’occurrence. Eh bien, à son sujet j’ai quelque chose à vous dire, mesdemoiselles, mesdames, messieurs, du deuxième au dernier rang, accessoirement du premier (les corpulents tempêtent, soufflent, fulminent, pestent et s’en vont). Je possède, voyez-vous, dans mon cabinet de travail, un faux manuscrit de Beethoven, parfaite symphonie apocryphe du maître, vaste, fastueuse, splendide. Que voulez-vous? Beethoven ne pouvait s’arrêter à la neuvième! Quant à vous, mademoiselle Praline, progressez, progressez, et ne vous souciez pas de ceux qui vous disent “vous verrez, quand vous aurez 50 ans…”. J’ai eu 50 ans et je n’ai rien vu. Ne vous fiez pas non plus aux idées reçues. Prenez le rossignol, non seulement sa voix n’est pas posée, mais il n’a aucune connaissance ni des clefs, ni de la tonalité, ni de la mesure. Sa culture artistique n’égale pas ses dons naturels, et sa voix n’est qu’un instrument inférieur et inutile en soi. Méfiez-vous aussi du téléphone. Autrefois, dès que je rentrais dans une maison familière, je débranchais l’appareil, car, au fond, en voilà des manières, il vous sonne et il faut répondre. Progressez, progressez, j’ai moi-même repris des cours à 40 ans. Jusque-là, je n’étais qu’un phonométrographe, mes travaux n’étaient que pure phonométrie, engagé que j’étais dans l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, avec Debussy encore bien! Ainsi donc repris-je des études; j’entrai à la Schola Cantorum pour y étudier la composition et le contrepoint. Avant cela, je fus l’auteur d’un petit opéra pour marionnettes, en trois actes, de trois minutes chacun.
J’écoutais, circonspect, l’intriguant, sorte de dignitaire, de notable, de manitou, une figure de satyre joyeux, balançant son pépin, rajustant ses bésicles, qui poursuivait: — faites comme moi, je préfère la musique que j’aime à celle que je n’aime pas. À présent je voudrais m’excuser, j’apprends qu’ici suivant les saisons on change d’heure, l’heure d’hiver, l’heure d’été, d’où mon retard aujourd’hui… c’est à n’y rien comprendre. Bientôt on changera, pour vous épater, les jours. Le lundi sera le mardi et ainsi de suite. Ce serait, m’a-t-on dit, pour des raisons économiques. Supprimons dès lors le mois de janvier, si long, si gris, sombre, triste et ennuyeux. Heureusement ici, les jours n’ont que vingt-quatre heures, au lieu de trente-six comme cela existe dans beaucoup d’autres pays. C’est toujours ça. Je vous quitte, cette année je n’ai écrit que trois lignes de musique, la Sonnerie pour réveiller le bon gros Roi des Singes qui ne dort toujours que d’un œil. J’ai d’autres projets, une Tyrolienne turque d’une minute trente à peu près, et une Fugue de papier. Si vous voulez vivre longtemps, vivez vieux, un point c’est tout, et n’en parlons plus.
Monsieur Erik, c’est par ce nom qu’il s’était présenté, retira sa montre gousset LeCoultre au fond d’une poche de son pantalon. — regardez, dit-il, comme elle est belle, neuve, achetée ce matin, une merveille de mécanique. Mais je n’ai pas le temps de vous la faire admirer davantage, que lis-je en effet, dix-huit heures quarante-cinq, dans quinze minutes l’horloger ferme boutique, elle indique des mauvaises nouvelles, je n’aime pas cela. Je cours m’en acheter une autre et rejoindre ensuite mon palais épiscopal. Au fait, ma pièce pour chien, l’avez-vous vue? Le rideau s’ouvre sur un os. Courez-y! Adieu, je vous salue et resalue plusieurs fois de suite. Portez-vous bien, à bout de bras si vous pouvez, et mes hommages à sa gracieuseté le roi Philippe. Ne vous inquiétez pas pour moi, lorsque je sors, je finis toujours par rentrer.
Quel énergumène! Bonhomme et surprenant. Il se passait enfin quelque chose d’autre que le prévisible au Conservatoire. Qui était cet homme si chaudement accoutré, si plein de fantaisie? La musique apaise, adoucit, enveloppe, mais si bien cette fois, que je m’étais endormi.