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Une journée si particulière

Il rentre chez lui après deux jours d’absence. Bukowski se tient dans un coin du hall d’entrée. Le feuillage terne, sans turgescence. Une vraie pitié. Un Juncus Spiralus. Une plante Punk. La chevelure en pétard et un p’tit air bad boy. Le seul hic, c’est que ce végétal des marécages boit comme un trou. Sans tarder, il soulage l’assoiffé à l’aide d’un petit arrosoir d’eau de pluie. Comme pour les gens, tout le mystère des plantes consiste à les aimer.

L’appartement n’est pas bien grand, mais il dispose d’une jolie fenêtre en saillie, un bow-window prolongé par un balcon, bien exposé et assez long pour y poser une petite table, deux chaises pliables, et y cultiver un zeste d’Italie. Des tomates Roma, du basilic, de l’origan, en pots. Ce samedi, cela fera tout juste un an, jour pour jour, que son grand-père maternel est mort. Adelio avait 90 ans. Grand, mince, tout en muscle, des mains larges, un menuisier solide et travailleur qui vivait en Ombrie. Une région que notre personnage connaît bien. Toute son enfance.

Ses cheveux se déclinent à présent sur un dégradé de gris, son visage reste étonnamment juvénile. C’est une journée particulière. Il se surprend même à siffloter. Il attend une invitée. Blanche, elle s’appelle. Il l’a rencontrée lors d’une avant-première, au ciné-club, une séance en présence de l’équipe du film. Un drink avait eu lieu après la projection. L’une des responsables de la programmation, une amie commune, avait fait les présentations.

Quelque chose se joue aujourd’hui. Il le sent. Un point de bascule entre deux crêtes. Une vie. Poser le pied au bon endroit, saisir le moment, l’apprécier. Comme on achète sur l’étal d’un maraîcher, une pomme choisie avec soin. Une pomme rouge amour qu’on mangera sans hâte, comme si c’était la dernière avant la fin. La fin de quoi ? Ceci est une autre histoire. Il nous la relatera une autre fois, dans un autre texte. Tout le monde écrit, on dirait. Moineau, écureuil, grand singe ou petite cabane d’enfance : l’arbre reçoit un lot de livres toujours plus abondant. Tout a déjà été écrit. Il faut juste trouver sa petite place.

Ce n’est pas du tout ce qu’on appelle un homme à femmes. Et son émotivité, même si elle a parfois l’allure d’un danseur étoile, fait de lui un écorché du bout des chaussons à la tête. Pas l’écorché d’opérette, plutôt la lucidité jusqu’à la peur de la peur.

Blanche est arrivée avec toute sa personne. Elle rayonne d’un rien, par sa présence et sans chichis. Le vieux cuir du salon est baigné de lumière. L’arbre à la fenêtre, un platane, médite l’arrivée du printemps, avec ses capitules, ses inflorescences mâles et femelles séparées. Un vent se lève, pas trop, juste ce qu’il faut pour les rassembler.

« Et toi, Blanche, tu prendras quelque chose ? ». Non, elle ne veut rien. Enfin : elle ne désire rien boire. Des images passent à la vitesse de l’éclair. Du calme, il se dit, les plaisirs de la chair ne sont que frivolité, inconséquence, illusion, turpitude éphémère, du calme, mon pauvre vieux. L’autodérision compense. Chez lui, ça peut vite monter dans les tours. Et l’émotif tendu ne se détend pas si facilement. Il bloque, se demande pourquoi il bloque. Rien ne remplace l’insouciance qui, elle, ne s’improvise pas. Au jeu, se superpose trop l’enjeu. Il a le trac, car il sent bien que pour lui, ce petit bout de femme peut devenir une aube perpétuelle.

Ensuite, c’est par les yeux qu’ils se disent les choses. Par pudeur, elle l’entraîne vers la chambre, les persiennes. Il découvre Blanche au clair-obscur. En aveugle éberlué. À tâtons. Les bras lancés vers la tringle des clavicules. La nuque, son parfum. L’élan du dos, du cran des cheveux aux reins. Ses seins, ronds et rieurs délivrent un certificat d’existence. Il perd plusieurs fois l’horizon. Il reprend son souffle, son cœur le ramène à l’air libre, à grands moulinets paniqués.

Juste après la ligne, elle a ce tout petit rire, furtif, lancé dans un souffle, une expiration, un bond dans les hautes herbes, tel un évadé en cavale dans une prairie remplie de coquelicots.

Pour un instant, c’est la fin de toute misère. À la fenêtre du bow-window, le platane continue de méditer le printemps. Le vent est retombé. Il prépare un café, à la machinetta Bialetti. La flamme bleue du gaz, de plus en plus hors de prix…

Aux plates réalités, répond l’épaulement des fictions. La partie saillante d’un tenon, qui donne de la solidité au quotidien et à sa charpente. Comme lui, Blanche est cinéphile. Dans la foulée et l’odeur du moka fumant, il évoque l’un de ses films de chevet. En 1997, Ettore Scola sort un chef-d’œuvre, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, Una giornata particolare. Sophia Loren, Marcello Mastroianni. L’action se situe en période fasciste. Deux êtres que tout sépare se rencontrent. Ce jour-là, à Rome, le 6 mai 1938, Hitler est reçu en grande pompe par Mussolini. Dans l’immeuble qui est le décor du film, tout le monde est allé voir le « spectacle », celui du Duce. Sauf Antonietta, mère de famille nombreuse, restée à la maison, et Gabriele, un journaliste homosexuel qui, pour cette raison, a été banni de son travail de présentateur à la radio nationale, et sous la menace imminente d’être embarqué par les fascistes vers la déportation.

Blanche s’en va, avec toute sa personne. Elle transforme son absence en présence. Là, elle est déjà au bas de l’immeuble, elle traverse la rue. Lui, sur le balcon, il la regarde s’éloigner. À hauteur du platane, elle se retourne, lève les yeux vers lui. Elle agite la main, dans l’aura de son sourire. Comme on fait un vœu. Qui vivra verra. Nous avons besoin de signes, afin qu’ils nous rassurent, nous consolent. Il revient comme jamais vers la chambre, désormais un espace sans elle. Il réajuste les draps, rassemble l’odeur, replace la couette. Il revoit la scène, il s’accroche à ce tout petit rire échappé de Blanche, juste après l’étreinte. Tel un saut, celui d’une enfant qui file à toutes jambes, au milieu d’un pré en fleurs, pourchassée par son petit compagnon de jeu. Il y a, comme ça, des débuts de rire qui sont des pépites d’humanité pure.

Ce triolet inattendu de notes le téléporte vers Adelio, son grand-père, dont la jovialité pouvait surgir d’un sentiment mélancolique, mêlé de rêverie et d’un désir de bonheur imprécis. C’est une journée si particulière. La date d’anniversaire de sa mort ne pouvait peut-être pas mieux tomber qu’aujourd’hui.

Sur les mécanismes essentiels qui provoquent le rire, reposent les passerelles jetées vers le comique et surtout vers l’humour, qui est à la fois une socialisation, et « une affirmation de la dignité, une déclaration de la supériorité de l’humain à ce qui lui arrive », écrit l’inaltérable Romain Gary, in La promesse de l’aube.

Que chaque personne condamnée à vivre balance la première lueur du soleil levant qui commence à blanchir l’horizon ! Que chaque personne qui regarde l’or des blés, juste avant la dernière moisson de notre monde, balance son aube !

Quelques battements de ciel suffisent, pour que pointe le jaune des fleurs. Le printemps intérieur, lui, remonte les marches humides. La conscience, comment définir cette « science » à soi et au monde, sa transhumance. Une aurore qui se gagne ? Un fleuve. Un ressac, une réflexion propre au retour de la pensée sur elle-même ? La conscience fuit l’asphyxie. Elle permet de répondre de ce qu’on est. Aussi, de réaliser ce qu’il y a d’inhumain dans l’humain. Bleu. Jaune. Comment ne pas être corps et âme avec la souffrance du peuple ukrainien. Tout en alliant conscience et nuance. Poutine n’est pas tout le peuple russe, ni le copier-coller d’Hitler. Mais ne tournons pas autour du char, l’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre majeur.

L’actualité file à toute vitesse. Une horreur prend la place d’une autre. Quand elle s’entremêle à notre propre passé familial, peut-être ne faut-il pas tout éponger, laisser quelques « absurdités » sur le seuil. Donner un peu de lest à la pensée, à l’imagination. Un peu plus de rythme au sentiment. Moins de prise au ressentiment, aux barreaux qui empêchent. Ça défile. Confinement, inégalités sociales, guerre d’un autre temps, explosion des prix. Les plus remplumés ajustent. Pour les vrais nantis, rien de neuf sous le soleil immédiat. Sur le tarmac, un peu de tout. Empathie réelle, de façade. Déni, indifférence, confiance printanière, pieux souhait de paix dans le monde. Entre-deux. Indignation, perplexité, haine, colère, anxiété, déprime. À quoi bon juger l’autre à tout-va. Agissons dans les limites de nos forces en rade, se dit-il. Ni triste figure ni risette forcée. L’équation du chemin : un maximum de lucidité, un maximum de moments heureux. Les limons de conscience à fleuve continu. Notre pays c’est la vie.

Une journée si particulière

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Belgique
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