top of page

Vingt milliards sous les mers

La climatisation tournait à plein régime dans la salle de réunion. Malgré tout, le sang des membres du conseil d’administration de la NEMO — les “Nouvelles Expéditions Maritimes Organisées” — bouillonnait. Le président venait en effet de lâcher une bombe. Personne, dans le groupe, n’avait jamais caché son intention de se faire un maximum d’argent avec ce projet d’aventures sous-marines à destination d’un public V.I.P. Mais là, la proposition du président jetait le code éthique de l’entreprise aux ordures. Pire, il méprisait la vie humaine et scindait définitivement le monde en deux entités que plus rien ne réussirait à réconcilier: une poignée de milliardaires et le reste de l’humanité réduite à l’état cobaye. Car telle était l’idée du président Achille Nautilus: tester le dernier prototype de sous-marin de tourisme avec “de la marchandise humaine à bas prix”. À quoi bon sacrifier les hommes et les femmes les plus riches de la planète pour vérifier la fiabilité d’engins censés descendre à 4000 mètres sous la mer? Les réactions fusèrent:

— Qu’entendez-vous par “marchandise à bas prix”, Monsieur le Président?

— Ne jouez pas au nigaud, Walter. Vous avez parfaitement compris de quoi je parlais.

— De “quoi” ou de “qui”? renchérit Bjorn.

— Allons, Messieurs, s’il vous plaît. Nous sommes entre nous. Pas besoin de jouer les mijaurées. Et si c’est cela qui vous inquiète, n’ayez crainte, la presse ne sera pas mise au courant de ces… Hum! De ces exercices préparatoires…

— Dans ce cas, soyez franc, Monsieur le Président, dit Éric, tout en dirigeant la télécommande vers le climatiseur pour diminuer encore d’un cran la température de la pièce où les esprits s’échauffaient. À qui pensez-vous?

Le président se leva et, les mains jointes dans le dos, fit, à pas lents plusieurs fois le tour de la grande table de réunion avant de se lancer:

— Des migrants, des demandeurs d’asile, des sans-abri… Vous saisissez? Ou je dois vous faire un dessin?

— Pourquoi pas des chômeurs longue durée ou des jeunes en décrochage scolaire tant que vous y êtes, Monsieur le Président? balança Walter.

— Excellente idée, mon cher. Je pensais aussi aux prisonniers, aux condamnés à mort, aux malades en phase terminale et aux personnes handicapées!

— Vous n’êtes pas sérieux! dit Bjorn, en frappant du poing sur la table.

— Je suis on ne peut plus sérieux. Dois-je vous rappeler les noms des familles de nos principaux mécènes et investisseurs? Si le nouveau prototype de sous-marin prenait l’eau, sans mauvais jeu de mots, comment leur expliquer le décès d’un des leurs? Jamais je ne les laisserai embarquer à bord d’un submersible qui ne soit pas fiable à 100%. La lie est épaisse, Messieurs. Il n’y a qu’à se baisser et en ramasser quelques seaux. Qui verra la différence si les choses tournent mal?

Éric coupa la climatisation et ouvrit une fenêtre pour renouveler l’air vicié. Le président s’arrêta derrière Sylvio, le responsable financier, et commença à lui masser les épaules:

— Rappelez-nous le budget que nous avons engagé dans ce projet, si vous le voulez bien, mon cher Sylvio.

— Vingt milliards, Monsieur le Président.

— Vous entendez ça! Vingt milliards! Oui, vingt milliards, Messieurs! Alors, je vous le dis haut et fort, je ne dépenserai pas une goutte de sang noble pour alourdir l’ardoise. Éric, quand vous aurez cessé de jouer avec cette fenêtre, téléphonez à qui vous savez pour nous trouver quatre candidats.

— Vous voulez dire à…

— Lui-même.


Le Gitan trouva la “marchandise”. Il n’avait rien des gens du voyage; on l’appelait le Gitan comme on aurait pu l’appeler le Parrain ou le Boucher. Un mafieux pur jus. Il avait déjà recruté la main d’œuvre la moins chère possible pour la construction des sous-marins. Il avait opté pour la même tactique cette fois-ci: zoner autour des centres de demandeurs d’asile, repérer des proies faciles, leur promettre monts et merveilles, en l’occurrence une mission des plus simples, passer quelques heures dans les profondeurs enténébrées de l’océan en échange d’un permis de séjour à la remontée. Des gars s’étaient battus violemment pour être du voyage. Le Gitan avait assisté à ces combats de rue sans sourciller. Puis son choix s’était arrêté sur quatre migrants érythréens, au hasard, comme on mise sur quelques numéros à la roulette d’un casino. Éric contacta aussitôt le président Achille Nautilus:

— Le compte est bon, Monsieur le Président.

— Ce Gitan est quand même incroyable.

— Au fait, qui va diriger l’expédition? Je crains que les recrues n’aient pas toutes les capacités requises pour ne fut-ce que répondre aux appels radio une fois que le sous-marin aura entamé sa plongée.

— Excellente question, mon cher Éric. Dites-moi, je me trompe ou votre salaire est nettement inférieur au mien?

— En effet.

— Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance, Éric.

— Vous voulez dire que…

— Je vous nomme commandant en chef de l’expédition!

— C’est trop d’honneur, Monsieur le Président.

— Je suis certain que vous trouverez les mots justes pour rassurer ces…

— Les Érythréens?

— Comme vous dites.


Le lancement du nouveau prototype de sous-marin de la NEMO plongea deux jours plus tard entre Madère et les îles Selvagens, dans l’Atlantique. Une campagne de pub avait été lancée depuis plusieurs mois pour inciter les plus grosses fortunes à s’offrir un voyage au fond d’une fosse marine où avaient soi-disant été repérés des vestiges architecturaux attribués à la mythique Atlantide. Les réservations étaient déjà complètes pour plusieurs années – 500 000 dollars la place. En attendant d’aller s’éclater sur la Lune ou sur Mars, les milliardaires se gargarisaient de taquiner le danger en descendant à 4000 mètres sous la mer. La NEMO allait s’en mettre plein les poches. La plupart des grandes fortunes qui avaient déjà acheté des places ne savaient même pas ce que signifiait le mot Atlantide. Ils s’imaginaient en aventuriers d’un monde accessible à eux uniquement, par les voies impénétrables de l’argent. Mais avant, il fallait vérifier si le nouveau sous-marin tiendrait le choc, notamment celui des fortes pressions à une si grande profondeur.


Éric disparut de la circulation avant le départ. Les quatre Érythréens furent enfermés dans le submersible et propulsés loin, très loin dans les fonds marins pour approcher les vestiges de l’Atlantide. Cinq jours plus tard, l’engin n’émettait plus aucun signal et les réserves d’oxygène étaient épuisées. La mission avait fuité dans la presse. Le président Achille Nautilus, maîtrisant l’art subtil de l’entourloupe, résuma brièvement cette petite catastrophe lors d’une conférence de presse donnée à Funchal, sur l’île de Madère:

— Vous imaginez bien que NEMO n’aurait jamais pris le risque d’envoyer qui que ce soit dans ce prototype. L’opération a été entièrement téléguidée depuis un navire en surface. Tel est notre ADN: zéro risque humain. Personne n’a perdu la vie. N’est-ce pas le principal?


Vingt milliards sous les mers

?
Belgique
bottom of page