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Woody

Woody est un footballeur légendaire, pourtant peu d’entre nous connaissent son véritable nom: il est en effet inscrit au registre de l’état civil sous le patronyme de Kevin Debeuckelaer. Le pseudonyme de Woody lui a été attribué lors de l’épilogue du championnat national minimes en 2006. Aujourd’hui, Ben Vandam, le coach de l’époque, est à la retraite, il a parfois de mauvaises nuits lorsqu’il rêve des droits d’auteurs qui lui reviendraient pour la paternité du surnom s’il avait touché ne fut-ce qu’un millième des gains emmagasinés par le footballeur. Si les intentions initiales du coach ne visaient qu’à clouer le bec du joueur dont le rire stupide lui sciait les tympans lors du retour triomphal en autocar le soir de la victoire finale, il dut se rendre à l’évidence que la pique lancée à la star de l’équipe, parce qu’il était vaincu par l’agacement, avait eu des conséquences qui le dépassaient totalement.

Kevin s’était d’abord tu, il avait contemplé son coach les yeux arrondis par la surprise, puis il avait souri de toutes ses dents et hurlé le nom qu’il lui avait décerné en le modulant à la manière d’un loup électrisé par la pleine lune. Un bref silence avait envahi l’autobus avant que l’entièreté des passagers ne commencent à scander le nom du célèbre pic[1] des Studios Universal. Profération frénétique qui ne s’apaisa qu’une fois arrivés à destination.

Les jours suivants, le coach constata les effets persistants de son apostrophe; tout le monde avait adopté, avec le consentement de l’intéressé, le surnom dont la crispation de l’entraineur avait affublé la petite vedette. Et lors de l’entrainement suivant, il ne fut question que de Woody sur le terrain. Le sommet fut atteint lorsque Kevin prit des dispositions auprès du responsable des maillots afin que son nom soit remplacé par le surnom. Si l’on prend la peine de réfléchir un instant, abandonner Debeuckelaer pour le sympathique, familier, sautillant et inoubliable surnom de Woody, relevait d’une inspiration géniale. L’on vit donc bientôt les cinq lettres s’étaler au-dessus du numéro dix du joueur. Patronyme et numéro qui allaient bientôt figurer sur les lèvres de la plupart des observateurs, espèce qui hantait le bord des pelouses des clubs, des centres de formation et les buvettes des associations sportives à la recherche d’une future vedette du ballon rond, récoltant des informations corroborant l’existence, dans tel ou tel village, d’un petit génie qui leur permettrait de toucher un jack-pot qui gardait obstinément le statut de chimère. Prospecteurs, adjoints d’entraineurs, employés ou larbins d’agents spécialisés dans le commerce de joueurs, traînaient les pieds toute la saison dans les clubs de province à la recherche de la perle rare.

Les observateurs donc, se pressaient dans la modeste tribune de L’Étoile Sportive Brainoise, une estrade à deux niveaux sur lesquels des bancs inconfortables accueillaient les spectateurs sous un toit de plastique ondulé devenu opaque avec le temps. Il n’y avait pas un jour de match à la fin duquel un “visiteur” ne demandât de rencontrer Woody. Bref! Woody faisait sensation. Woody avait des pieds en or. Et chaque fois qu’il marquait un but, la sono envoyait plein pot le rire de Woodpeecker.

Le jeune garçon avait promis à son entraîneur qu’il ne quitterait pas le petit club à la première occasion, parce que c’était jouer qui l’intéressait, seulement jouer. Chaperonné par Ben Vandam, il écoutait les prétendants, les remerciait pour leurs compliments, et affirmait que l’ES Brainoise était et resterait son club. Cependant, avec l’adolescence, une petite voix commençait à lui susurrer qu’avec son talent, il pouvait obtenir bien plus que le simple plaisir de jouer. Et un dimanche après-midi, à la suite de la demande d’un énième quémandeur — qui s’avéra plus tard être respecté dans le cercle confidentiel des agents de joueurs —, tandis que Ben hochait négativement la tête avec un sourire entendu pour que le prospecteur se fasse une raison, après un silence plus long qu’à son habitude, Woody avait accepté de quitter l’Étoile Sportive pour un club de la ville. Ben avait tenté, avec l’aide du Président, de retenir Woody, mais ils avaient définitivement baissé les bras lorsque leur poulain leur avait confié que ce n’était pas volontairement qu’il partait, mais à regret parce que ses parents avaient décidé de déménager pour s’installer dans la capitale — ce qui était véridique. Il avait ajouté qu’étant donné ces circonstances, il considérait cette offre inattendue comme une chance.

Et Woody avait brûlé les étapes et fait un percée fulgurante dans le monde professionnel l’année suivante, en entrant dans l’équipe première de son nouveau club de première division à l’âge record de seize ans. Les dirigeants qui souhaitaient l’épargner, ne pas l’épuiser, ne pas l’exposer aux coups que les vieux briscards ne manqueraient pas de lui envoyer dans les chevilles sous le regard malvoyant des arbitres, ne le laissaient monter au jeu que quelques minutes à la fin des matchs, et Woody parvenait immanquablement à trouver le chemin des filets. Emporté dans le sillage de sa bonne étoile, mais aussi — et personne ne l’a jamais mis en doute car il ne reculait devant aucun effort et aucun sacrifice — récompensé pour sa rigueur et sa persévérance, il enfila pour la première fois le maillot de l’équipe nationale l’année de ses dix-sept ans. Bientôt, la plupart des clubs de l’élite européenne tentèrent à coups de millions d’abord, de dizaines de millions ensuite, de s’octroyer ses services durant les périodes de transfert.

Son agent était aux petits soins — qui ne le serait pas avec une mine d’or dans son écurie? Woody était sollicité de toutes parts — par des sponsors, des marques de luxe, par de bonnes et moins bonnes causes, par des partis aussi qui souhaitaient que la star choisisse son camp —; il avait même tenu un petit rôle dans une série télévisée très populaire. Gagner de l’argent n’était pour lui pas plus difficile que de produire un claquement de doigts et il y prenait goût. Son agent lui était d’un grand secours pour faire le tri, pour ne pas se perdre, et tirer le meilleur profit des opportunités qui se présentaient à lui. Et le précepte cardinal que lui enseigna cet homme était: “Tiens-toi toujours loin de la politique, tu n’en tireras rien à part des emmerdes”.

Woody était au sommet de sa gloire. Il était tellement riche qu’il était incapable de citer la somme qui figurait sur son compte en banque; de toute façon, il employait à temps plein un gestionnaire de patrimoine et s’était libéré de ces soucis administratifs depuis longtemps. Après avoir eu quelque temps une vie amoureuse tumultueuse — ce qui déplaisait au club dans lequel il évoluait —, il avait convolé l’année précédente et partageait désormais la vie de Chanel Delage, une miss Belgique qui poursuivait une brillante carrière de mannequin. Woody avait trente ans depuis quelques jours. À cette occasion, des images privées avaient fuité qui le montrait découvrant son cadeau dans sa propriété uccloise: une magnifique Rolls Royce Dawn de couleur anthracite… On le voyait fou de joie, tournant comme un enfant autour de son nouveau jouet, le smartphone à la main, prêt à publier les photos de la merveille sur les différents réseaux. Bien sûr, les commentaires avaient déferlé, avec leur cargaison de haine ou d’admiration. Généralement d’admiration pour ce qui concernait Woody, car son potentiel de sympathie était immense.

La Coupe du Monde se profilait à l’horizon. Une Coupe particulière, inédite, jouée aux portes de l’hiver, dans un pays désertique, peu familiarisé avec les réalités liées à l’organisation d’un tel événement. Mais c’était un pays riche. Immensément. Ce qui expliquait, sans doute, le vote positif des instances du football mondial lorsqu’il avait fallu désigner le pays organisateur. Le comble était que la plupart des parties se joueraient dans des stades climatisés, et des chantiers gigantesques étaient en œuvre dans tout le pays, au mépris, entendait-on, des conditions de travail des ouvriers.

Ce serait les troisièmes mondiaux auxquels participerait Woody. Il s’y préparait et comptait bien éblouir une nouvelle fois le monde entier en compagnie de l’équipe nationale constituée d’une formidable génération ayant atteint le plus haut niveau. Son ambition était de gagner les titres de Champion du monde et de meilleur joueur du tournoi, ceci malgré les débats, les polémiques, les menaces, les appels au boycott, qui ne cessaient de s’amplifier à l’approche de la compétition… Respectant le précepte appris dix ans plus tôt, il se tenait loin de toute prise de position et de tout jugement, il se contentait de faire son métier, jouer au ballon, du mieux qu’il pouvait. Et s’il était au centre de la publicité du principal sponsor de la compétition, il aimait dire à ses amis qu’un soda n’avait jamais tué personne. Affirmation légère, sans doute, mais que personne ne prenait la peine de démentir auprès du dieu des stades. Et si, comme tout le monde, il avait entendu parler de morts — selon les affirmations qui circulaient — ou de la disparition d’ouvriers sur certains chantiers, il ne voulait pas nourrir la controverse et refusait toute déclaration malgré les nombreuses sollicitations. Il restait concentré. Accomplir son job, c’était tout ce qui comptait!

Le Resort qui abriterait l’équipe durant toute la campagne dépassait toutes les espérances. C’était un complexe flambant neuf mêlant un établissement hôtelier cinq étoiles et des installations sportives de haut niveau, une salle de fitness, des locaux de soins, une piscine agrémentée d’un spa, jacuzzis, hamam et saunas… et deux terrains d’entrainement dont les pelouses étaient parfaites — c’était étonnant d’arpenter ces tapis d’un vert profond alors que le désert s’étendait cent mètres à peine au-delà de la clôture électrifiée qui s’étirait derrière la ligne majestueuse de palmiers marquant l’extrémité de la propriété. Après un briefing et un premier repas, tout le monde avait regagné sa chambre pour une nuit de repos méritée avant de se mettre au travail. Le premier match de poule se déroulerait cinq jours plus tard.

Woody avait retrouvé l’atmosphère ouatée de sa suite insonorisée et climatisée. Il poussa un long soupir. Il était fatigué par le voyage. Il n’aimait pas l’avion et n’appréciait pas les longs déplacements. En fait, c’était un casanier. Il aimait être chez lui. Il pianota quelques minutes sur son téléphone pour envoyer un message à Chanel disant qu’il l’aimait, qu’il était fatigué, qu’il allait se coucher et qu’il prendrait le temps de l’appeler le lendemain. Il se déshabilla dans l’intention de prendre une douche, il ne connaissait rien d’équivalent en prélude à une bonne nuit de sommeil. Il régla la température et se glissa sous le jet. Il soupira, goûtant l’eau qui ruisselait sur sa peau. Deux minutes s’écoulèrent, et il lui sembla que le débit perdait peu à peu de sa puissance, aussi, il appuya sur le bouton du mitigeur électronique. Il s’abandonna à nouveau à la cascade confortable tandis que la vapeur envahissait peu à peu la salle de bains. Les minutes s’écoulaient, qui auraient fait rougir de honte un militant pour l’économie des ressources hydriques. Je ne suis pas certain que Woody ait su ce qu’étaient exactement ces ressources… Mais voilà que le jet faiblissait à nouveau. Une étrange vibration s’emparait de la paroi vitrée de la douche. Du flambant neuf… Woody se résigna. Il ferma le mitigeur, attrapa sa serviette et se sécha. Le miroir vibrait à son tour. S’agissait-il d’un problème de climatisation? Il en inspecta les réglages; tout semblait en ordre et fonctionner correctement. Il se dit qu’il informerait la réception dès le lendemain. Woody revint dans la salle de bain. À sa grande surprise, un très fin jet d’eau sortait du mur en face de la porte. Il le contempla quelques secondes la bouche entrouverte par la surprise. Il s’approcha et posa un doigt sur la fuite qui naissait au milieu d’un joint. Aussitôt, un nouveau jet apparu à quelques centimètres. Et un troisième, plus nourri, un peu plus loin. Il sentait sous ses pieds nus un frémissement qui envahissait la salle de bain. Ce n’était quand même pas un tremblement de terre? Et soudain, aussi surprenant que cela puisse paraître, il vit le mur s’entrouvrir. L’ouverture s’élargissait en même temps que des dizaines de jets d’eau s’en échappaient. Tout un pan de carrelage s’écrasa sur le sol dans un vacarme de vaisselle brisée. Et de l’eau encore et du plâtre et des pierres… Quelque chose d’autre bascula en travers de sa poitrine et s’écrasa sur le sol. Quelque chose d’impossible qui le remplit d’une frayeur glacée. Woody glissa sur les dalles de marbre détrempées, tenta de se rattraper au porte-serviette, mais s’étala contre le mur. À quelques centimètres gisait un corps en décomposition dans une espèce d’uniforme de chantier, le crâne figé dans une grimace qui pouvait être un sourire. Il voulut fuir, mais il était incapable de bouger. Il voulut appeler à l’aide, mais il fallait d’abord qu’il respire pour pouvoir crier. Alors, il resta là, hypnotisé, couché dans l’eau qui continuait à s’écouler du mur éventré et se mélangeait aux humeurs qui s’échappaient du cadavre.

Lorsque des coups résonnèrent contre la porte de sa chambre — l’eau s’échappant de la rupture de canalisation ruisselait sur les murs à l’étage inférieur —; il lui sembla qu’il gisait sur le sol glacé depuis une éternité. Des frissons le parcouraient et il claquait des dents. Les coups redoublèrent. Il crut qu’une foule surexcitée pénétrait dans sa chambre. Des corps s’étaient bousculés dans l’entrée de la salle de bain avant de se figer. Puis les cris avaient repris. Il ne maîtrisait plus ses tremblements. On lui saisit les épaules. C’était le directeur technique, le patron, qui le secouait:

— Woody! Woody, bon sang!

Des mains le relevèrent, on lui enfila un peignoir. On lui jeta des serviettes sur les épaules et on l’entraina à l’écart.

À la stupéfaction générale, on apprit le forfait de Woody pour la compétition le surlendemain. Peu d’informations filtrèrent. Tout au plus apprit-on que le capitaine souffrait d’une vilaine pneumonie mystérieusement contractée après l’arrivée de l’équipe dans le pays organisateur. Ce qui déchaina la verve des commentateurs qui envahirent les plateaux télévisés, où des débats électriques, parfois teintés des pires relents racistes, s’enchainèrent durant tout le tournoi. Les hypothèses les plus folles se mirent à circuler, notamment que la maladie de Woody avait été inoculée volontairement par des adversaires ou qu’il s’agissait d’une malédiction à caractère religieux orchestrée par les familles des travailleurs népalais disparus durant les années de chantier. La plus sage mettait en cause l’usage à outrance de la climatisation et le manque d’entretien des installations. Personne ne releva le fait que ces installations étaient flambant neuves, et qu’il était très improbable qu’elles fussent responsables de quoi que ce soit.

La compétition tourna court pour notre équipe qui rentra au pays plus vite que prévu.

Quelque chose s’était rompu. Woody était devenu sérieux, trop selon Chanel, qui le quitta l’année suivante. Plus jamais, il ne revint à son meilleur niveau. Il poursuivit sa carrière, dans des clubs de seconde zone. Plus jamais il n’enfila le maillot de l’équipe nationale. Il vit toujours dans sa villa de la région bruxelloise et les observateurs ont noté que des barbelés de type concertina ont été déployés au sommet du mur d’enceinte. Il a pris sa retraite il y a peu, et une rumeur a resurgi, affirmant que le joueur et le staff de l’équipe nationale avaient été crédités d’une somme astronomique en échange de leur silence absolu concernant ce qui s’était déroulé dans leur camp de base juste avant le coup d’envoi de la coupe du monde.


Trevignano Romano, février-mars 2023


[1] Woody Woodpeecker : personnage de dessins animés américains de 1940 à 1972.

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