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Corps de sable

Qui reviendra un jour de brouillard portant l’espérance et dissipant les amertumes ? Émergeant d’une nuit blanche et laiteuse, doux comme une apparition à laquelle on n’y croit plus. On le regardera revenir sans réaliser jusqu’au moment où il passe près de nous, avec ce souffle qui forme ce corridor vers lequel nous nous sentons aspirés, corridor d’argent et de glaciale détermination, nous nous y engouffrons, et dans la même seconde, il n’est plus là, celui dont le retour semblait si inexorable.

Il n’est plus là devant nous mais nous sommes conscients du point d’horizon de son regard. Nous fixons ce point et nous avançons à notre tour. Nous sommes lui désormais, revenu un jour de brouillard portant l’espérance et dissipant les amertumes. Pendant que nous marchons vers ce point à la fois familier et étranger – rêve de toujours, rêve encore et toujours, jamais advenu, nous sommes lui qui savons que pendant notre absence, il y eut tant de pierres écroulées, tant de ruines érigées à coup de bombes. Nous nous rappelons ces autres gens exterminés dans ce village lointain, pas si lointain, terre rouge et éventrée par l’érosion, ciel trop bleu de sécheresse, l’enfant dont le ventre est rempli de famine et les mercenaires qui surgissent dans la nuit, regroupant tout le monde dans une seule maison avant d’y mettre le feu et de mitrailler ceux qui tentent de trouver la sortie par les fenêtres ou par de quelconque trou à rat. Nous nous rappelons le flux des camions qui emportent les richesses, et qui, nous le savons, ne peuvent appartenir qu’à des caciques du pouvoir. Nous nous rappelons les cérémonies de réception de ces camions. Fruit de la solidarité internationale, on martèle, cerise sur le gâteau des efforts pour la paix et le développement. Nous nous rappelons les autres guerres. Les enfants des pierres et les roquettes artisanales. Les avions et leurs bombes. Les discours dans les hautes tribunes de l’humanité. Les rires parfois – non, souvent, qui ponctuent les commentaires, et l’orgueil de l’humain qui sait.

Mais nous laissons ces images derrière nous pour fixer à nouveau ce point d’horizon où les statues ne sont toujours pas déboulonnées. Le brouillard où nous évoluons ne s’épuise pas. Nous nous étonnons de nous retrouver dans la peau de celui qui revient. Est-ce nous qui entretenons sa présence de nos pas aveugles ou est-ce lui qui nous précède réellement, corps concret d’un être tant attendu ? Qu’importe…

Sur les bords du corridor sont d’autres gens qui partagent le même désir : que les sables du désert qui ont enseveli l’expédition sacrée reviennent grain par grain, pour détruire ce qu’on a à bâtir, et pour bâtir ce qu’on a à détruire.

Alors, de ces bords, nous réentendons avec stupéfaction les mots qui avaient fuité de nos bouches quelques instants auparavant, quand nous-mêmes étions au même endroit, pétrifiés par l’imminence d’un événement, ou subjugués de la possible survenance de l’être mythique qui restaurera la splendeur de nos empires.

Qui reviendra un jour de brouillard portant l’espérance et dissipant les amertumes ? Émergeant d’une nuit blanche et laiteuse, doux comme une apparition à laquelle on n’y croit plus ? Nous réalisons que nous sommes lui maintenant, créant ce corridor où se précipite le souffle des espérances. Nous aspirons le désir d’un de ces gens qui s’infiltre aussitôt en nous, et dans la même seconde, nous ne sommes plus là.

Je regarde ce point fixe d’horizon et je ne dévie pas, je devine de part et d’autre les bords du chemin mais je m’attèle avant tout à garder l’entièreté de mon corps en concentrant mes désirs en mon cœur. Car je suis de sables tourbillonnants, tempête issue du désert de ma défaite, je suis la bataille perdue que j’ai transformée en rage errante – non, en effet, je ne suis pas dans l’errance, je suis vers ce point fixe d’horizon que j’atteindrai, coûterait-il des générations, je suis la disparition que le vent ramasse en poussières, ma présence dans l’œil aveugle, mon absence un écran qui occulte la part du paysage, mon souffle transpire à travers les grains et forme ce corridor qui me protège des autres vents qui pourraient me poudroyer, je fais dormir au sol l’ardent orgueil qui tient mes pulsions. Je rêve de ce royaume de l’amour où les murailles dureront des millénaires. Je rêve de cet empire de la joie dont les lumières percent les nuits, toutes, à venir, les lumières, de toutes les directions, s’engouffrant dans ma cité. Et je marche, trainant dans mon sillage un palais sans autres murs que les lumières, des dômes qui semblent suspendus dans le vide tout en surplombant des salles où s’entrelacent les clartés des jours, le gris sale de l’aube, l’orange saturé du crépuscule, ou encore l’obscénité du zénith qui toise l’ombre, toute ombre. En mes pièces évoluent des silhouettes qui brillent de leurs noblesses, de tout pays, de toute contrée, des corps croulant sous des fils de soie qui proviennent des terres lointaines, des éclats de pierre et de métal travaillés dans toutes les forges, je n’ignore rien des peuples que j’ai esclavagisés, je n’ignore pas les êtres que j’ai occis pour un rien, une humeur, une envie, une simple démonstration de ma puissance, je n’ignore rien des profondeurs des mines où j’ai fait remonter les larmes, larmes de la terre, larmes des eaux, j’ai cassé les frontières et nié les différences, tous devaient seulement m’aduler, les langues n’avaient et n’auraient de tournure que dans la déférence en mon encontre. Je marche de cette sorte, un homme vaincu par son orgueil et resplendissant par la frustration des autres, de ses autres qui se disent peuples élus.

Je vous désigne ainsi sans le dire, peuples élus, au-dessus des autres dans la nostalgie qui vous corrode. Le rêve est sans fin et invente des terres de conquête. Vos périmètres ne vous suffisent plus, non pas que vos parcelles soient étroites, mais vos corps ne posent plus de limites et se voient déjà poudrés d’or et d’argent. Les eaux vous embarquent et les rivages vous attendent, les lames décapitent et vous ne voyez du sang qui coule que les rivières rougies par le crépuscule, crépuscule d’une civilisation, la nuit qui clôt l’inconnu et l’aube promise sur vos tours et vos champs dorés, le familier de vos peaux et le souffle régulier.

Je regarde ce point fixe d’horizon et je ne dévie pas, il n’y a rien à l’intérieur de ce point je le sais il n’y a rien que l’invention de la barbarie sacrée, vous n’ouvrirez plus la bouche que pour des chants de prières, vous n’ouvrirez plus les paupières que pour des statues sanctifiées, vous me pousserez à avancer encore, et j’avance, vous rentrerez par mon dos, vous rentrerez par ma nuque, voyez-vous la brume qui emplit ma poitrine et qui vous enveloppe dans vos illusions ? Et dans la même seconde où vous me verrez, je disparaitrais. Vous êtes moi désormais, et je suis nous.

Qui reviendra un jour de brouillard portant l’espérance et dissipant les amertumes ? Émergeant d’une nuit blanche et laiteuse, doux comme une apparition à laquelle on n’y croit plus. On le regardera revenir sans réaliser jusqu’au moment où il passe près de nous, avec ce souffle qui forme ce corridor vers lequel nous nous sentons aspirés, corridor d’argent et de glaciale détermination, nous nous y engouffrons, et dans la même seconde, il n’est plus là, celui dont le retour semblait si inexorable.

Corps de sable

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Madagascar
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