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Et la merveilleuse catastrophe continue

Comme les statistiques démenties, les probabilités déjouées, les exceptions, la vie apparut sur la Terre par un accident qui relève de l’inespéré, du miracle.

Un coup de poker, divin.

Aubaine ou bonne étoile.

Et la merveilleuse catastrophe continue, continue encore, sans relâche, chaque jour reprise à guichets fermés pour un public qui, bien souvent blasé, bâille et somnole, avachi dans une moelleuse indifférence, empêtré dans la torpeur des villes et des écrans, encerclé de béton.

Printemps, été, automne, hiver, soir et matin, minuit, midi, la vie est un prodige à l’œuvre partout tout le temps. Il fourmille dans les herbes et le lit des rivières, fulgure sous les écorces, fait frissonner la peau des bêtes, anime les plumes et les pupilles, fait valser les atomes, les cellules, des plus petites jusqu’au soleil et aux autres étoiles.

Chef-d’œuvre recommencé d’une aube à l’autre, à chaque seconde.

Contée et recontée depuis la nuit des temps, voici l’histoire inexorable et inouïe du presque rien, qui engendre presque tout.

Le récit de la sève.

Du sang, de l’oxygène.

De l’eau.

Bienvenue à toutes et tous d’ici et de là-bas, vous toutes et tous nés sur le sol de cette planète-vestige-d’une-étoile-disparue, bienvenue à vous ici, chez vous, sur l’une des scènes de la nature, au cœur de l’un de ses laboratoires liquides, dans des bas-fonds jaunâtres, verdâtres, vaseux. Même si les tout premiers coups d’œil vous en feraient douter, vous êtes ici en début mars, à quelques pas d’une mare, quelques semaines avant l’arrivée du printemps, par une nuit douce, pluvieuse.

Des mâles sont montés sur le dos de femelles, les chevauchent.

Quelque part dans l’étang, accroupis l’un sur l’autre, les couples reposent sur un lit végétal, tige, fleur ou feuille, sur un meuble de bois, reste d’un tronc ou d’un branchage, ou sur un siège de roche, un banc de sable, un tapis de galets. Devant eux, derrière eux, tout autour d’eux ondulent, au ralenti, des enchevêtrements babyloniens de pédoncules et de racines, de nœuds, de pousses, de particules. Au dernier plan et dans les profondeurs, des masses de formes minérales, de silhouettes obscures, du vert très sombre qui vire au brun, du noir toujours plus noir, du flou.

Vidant leur ventre subitement, les femelles viennent de pondre. Dans un élan synchrone, solidement accrochés à leur dos, les mâles vaporisent une semence sur la grappe globuleuse de plusieurs milliers d’œufs. Leur mission accomplie, les jeunes parents quittent rapidement les eaux. Tandis que les mères détendent un peu leur dos, partis vers de nouvelles conquêtes, les pères comptent déjà de toutes nouvelles étoiles.

Trois jours plus tard, dans les poches d’eau du marécage, agglutinés par myriades sur des massifs de végétaux, éclosent de petits sacs de cellules flasques qui grouillent. Dernière cuvée de larves, présages de batraciens, promesses qui palpitent à tout-va.

Ça chuchote, se trémousse, s’impatiente.

Frissons d’attente devant le rideau rouge qui va s’ouvrir, se dégrafant au ralenti comme un corsage.

L’écran s’écarte. La pénombre est percée. Le froid fuit. La lumière point, rompant les solitudes. Et la chaleur affleure.

Quelque chose bout, dans le silence.

Dans le silence, s’esquisse.

Se trame.

S’étoile.

La pièce commence.

Tête et abdomen confondus, fantômes de pattes, branchies, queue natatoire, le tout enrobé dans une enveloppe brun-noir piquée de points dorés : en exclusivité cosmique et en direct devant vous, Mesdames, Messieurs, sous le tonnerre de vos applaudissements, Messeigneurs les têtards !

Par millions ils vivent emmaillotés dans les langes d’eau stagnante qui les abritent comme dans des placentas. Tapis dans les algues, les roseaux, planqués dans les fentes de rochers qui affleurent, ils se déplacent à peine, ignorant tout de l’air qu’ils ne pressentent qu’aux miroitements à la surface.

Leur principale occupation, jusqu’à nouvel avis, est de manger.

Manger et onduler parmi les joncs. Manger et onduler encore, clignant des yeux avides vers les rafales de flashs qui zèbrent leur plafond transparent.

Manger. Se déhancher. Regarder en haut, par la vitre, vers le marais creusé au ciel comme un miroir électrisé.

Désirer l’air, convoiter la lumière.

Rêver la rive.

L’à-venir.

Arrive alors le jour, l’heure, la minute, l’instant, où ils se risquent à fendre la surface, happés par les clins d’œil du rayonnement solaire. D’abord un, puis un autre, puis dix, vingt, cent, et bientôt mille piquent une tête hors de l’eau, se dégageant des plantes et des racines, se libérant de la pénombre en se hissant sur la terre ferme d’une ultime extension.

Les cent, les mille, les cent mille premiers périssent d’asphyxie sur la rive. Au terme d’une agonie sans nom, ils s’aplatissent en pellicules qui sèchent, s’effritent, résidus de feuilles maigres qui pourrissent, alimentant la terre. Malgré les échecs en séries à ce concours que tous paient de leur peau, aucun individu n’esquisse pourtant le moindre geste de recul.

Nul ne pleurniche, ni ne déchante.

Nullement refroidie par l’hécatombe des éclaireurs, la deuxième ligne s’avance sur la pente d’herbe, de feuilles et de cailloux, gravit, lutte, escalade, redouble d’efforts pour respirer. Et déjà la troisième, la quatrième, puis la cinquième, sans cesse paraissent des pionniers flambant neufs, sans cesse affluent des frères, des sœurs, qui se démultiplient.

C’est la ruée vers l’air !

Les strates de peaux vidées de vie ont beau s’amonceler, ils poursuivent en apnée la croisade. Ils n’abdiquent pas, s’entêtent à relancer l’assaut jusqu’à ce que l’air, une fois, une toute première, enfle et désenfle leurs poumons.

Ouf, sur la rive… reçu au club de l’amphibie, enfin !

J’inspire.

J’expire.

Je suis crapaud, dit le crapaud, pour la toute première fois.

Après que l’engrenage a été mis en branle, aucune parade pour le suspendre ni même le ralentir, et c’est l’histoire si connue qui s’enclenche. En avant la musique !

Déjà hors de l’étang qui l’a vu naître, qu’il gardera enfoui dans sa mémoire, qu’il rejoindra pour donner naissance à son tour. Déjà évoluant à quelques centimètres au-dessus du niveau de la mare, noyé dans un banc de semblables, anonyme.

Le même que tous les autres, ou presque.

Déjà vert olive et bombé, la peau recouverte de glandes qui sécrètent un venin contre les prédateurs et un mucus l’empêchant de se déshydrater. Déjà les yeux mi-clos, pupilles horizontales, iris cuivrés, museau arrondi, sans une dent. Déjà mis en mouvement par du sang froid pulsé, guidé par les odeurs et le champ magnétique, pressentant les séismes.

Pareil à tous et, pourtant, différent.

Déjà marchant lourdement sur ses doigts, bondissant mal avec ses pattes très courtes, actif surtout la nuit, le jour tapi dans un trou creusé au ras du sol, planqué dans une taupinière, un terrier, abrité sous du bois mort, ou sous des pierres.

Marqué d’une tare légère, d’une signature singulière, d’un destin.

Déjà̀ chantant dans la nuit d’été, sous la lune, accroché à une tige qui balance entre les nénuphars et les étoiles, mêlant ses cris aux solos des grenouilles. Déjà̀ des cris, des chants, qui ne sont ni des cris ni des chants, mais des échos, des souvenirs roulés, des réverbérations. Déjà menacé de finir écrasé par des pneus, empoisonné de pesticides, déshydraté.

Déjà marginal, déjà fou.

Laissons-le là, tombé de la toute dernière pluie, tâtonner dans les herbes, explorer les troncs, les cailloux, en s’étonnant de tout. Laissons-le là jouer à cache-cache dans des lacis de feuilles et de pétales comme autant de parcs d’attraction, de dédales. Qu’il se faufile sous des arches de bois et des ponts de roche suspendus, à travers des galeries végétales. Qu’il descende en casse-cou des toboggans de bulbes, de branches cassées, de souches. Qu’il surfe, luge et patine. Ô oui, encore.

Va, vis, voltige dans l’âge fleuri où tout, encore, se conjugue au présent, cette infinie saison de joies sans avarice, de jeux dilatant les poumons et les veines, de sève coulant au cœur sans fin.

L’heure de l’enfance

Son enfance

Pchuuut…

Fff fff… en un éclair enfuie !

On le retrouve plus tard, à l’âge où le torse se bombe, camouflé sous une pierre, attendant patiemment qu’une araignée ou un cloporte passe à portée. Il s’entraîne à la chasse, s’initie à l’affût. Nulle proie qui ne montre le bout d’une patte. Nul jouet, nul quatre-heures, nul butin. Lassé, il quitte sa planque.

A peine s’est-il délogé qu’une couleuvre, sifflant sourdement, serpente déjà vers lui, gueule entrouverte, langue chercheuse. Aussitôt redressé sur ses pattes, il gonfle l’abdomen, exhibe son arsenal de glandes à sécrétion toxique, espérant la faire fuir. Dupé parfois par le tour de passe-passe, le prédateur se fige, et jette l’éponge. D’autres fois affolé, c’est lui qui décampe à cloche-pattes.

Vagabondant par-ci, par-là, passant sa vie des devoirs aux loisirs, il se dandine des uns aux autres comme un yoyo luisant quand, tout à coup, résonne la cloche. De tics en tacs, l’horloge l’a talonné, poursuivi, rattrapé. Fini le temps des cours et des récréations : du haut de ses trois ans, il est fin prêt pour prolonger l’espèce, payer son dû à la tribu.

Mûr pour le rôle de père.

Et la première, un soir, arrive.

Dans un trou de verdure où bruissent des roseaux, par une nuit de redoux de fin février, début mars, démarre la saison des amours. Quelque part sous sa peau, tendant ses nerfs, ses muscles, allumant sa pupille, enfle un appel aussi muet qu’irrépressible.

Tout le banc des crapauds de lancer ensemble le mouvement, de retrouver la piste de la mare, d’y reconduire leur lent cortège cahin-caha. Sur un tapis de feuilles et de cailloux, ils vont, avancent lentement, inexorablement. Franchissant les murs de végétation un à un, sautant par-dessus les obstacles, courant tous les périls, ils sont soudain stoppés net par une route. La frontière de bitume promet une bouillie d’abdomens et de pattes, une solution toute propre, définitive.

À un jet de pierre du point de ralliement, les marécages de leurs amours bruissent de mille et une plaintes, de soupirs avides, en attente.

Tous prennent tout droit, sauf lui. Obliquant sur la gauche, s’aventurant sur une voie vierge, il fait la migration buissonnière.

Hasard ou Dieu ?

Programme de la biologie ?

Mauvais calcul ?

Indiscipline ?

Caprice ?

Rêveur fou ou pionnier, suicidaire ou génial, il entre dans l’inconnu, l’hostile. Nonante-neuf fois sur cent, il se perdra dans un cul-de-sac, mourra. À la centième, découvrant une issue, il reviendra sauver l’espèce.

Il y a l’espace.

Il y a le temps.

Il est des ici et des là, des là-bas, des hier, des aujourd’hui et des demain.

Il y a des hommes et des crapauds, des pays et des mares.

Des terres, des mers, des hémisphères, des continents, des étendues et des reliefs, des montagnes et des plaines, des villes, des biotopes, des scènes et des décors. Et des siècles sur des siècles, des années et des mois, des dates, des rythmes et des durées, des jours, des heures, des minutes, des secondes, des riens, des miettes immenses, des mondes. Il est des longitudes, des latitudes, des points de coordonnée, des ères et des fuseaux horaires, des températures, des climats.

Il y a le lieu, le temps, les règles du jeu, le rôle.

Il est des peaux, des âges, des corps et des saisons.

Il est parfois des crapauds fous, des marginaux qui creusent, créent un chemin.

Et le Grand Récit continue.

Et la merveilleuse catastrophe continue

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