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Le Titre

“Nous autres humains craignons 

la bête qui se cache dans le loup

Parce que nous ne connaissons pas 

la bête qui se cache en nous”

Gerald Hausman

Meditations with the Navajo


Empruntée à un roman, cette citation figure en bonne place dans mon carnet de notes, un cahier d’écolier où je retranscris les réflexions, lues ou entendues, qui ne me laissent pas indifférente, et les miennes quand elles m’étonnent. 

J’y ai repensé ce matin, en lisant les nouvelles sur mon ordinateur portable. Couchée avec les poules et réveillée avec les coqs, je le fais dans mon lit. Mon café que j’aurai préparé dans une main, mon ordi que j’aurai été chercher sur ma table de travail sur mes genoux, je me connecte aux journaux électroniques auprès desquels je m’informe. Ils sont trois: un vietnamien, un français et un américain. Bien au chaud sous la couette, dans le silence de l’heure, je laisse le monde venir à moi. Le monde et ses bruits, le monde et ses drames, le monde et ses rires, le monde et ses larmes. Le monde au bout de mes doigts. Comme avec les journaux papier, je commence par passer en revue les titres, notant mentalement au passage ceux qui m’intéressent, sur lesquels je reviendrai quand je les aurai tous parcourus.


Les titres accrocheurs me rebutent. Quand j’y lis le mot “glaçant”, je passe. Quand ils se terminent par trois points de suspension afin de piquer ma curiosité et m’inciter à cliquer pour en apprendre davantage, je passe aussi. 

C’est mon côté anti-pressions. 

Si la nouvelle est importante, je l’apprendrai par d’autres canaux d’information. Il n’en manque pas de nos jours, et il y en a pour tous les goûts. 


Je clique peu sur les guerres. 

Il n’en manque pas non plus, de nos jours.

Tous les continents sont frappés et les mers ne sont pas épargnées, ni le ciel. 

J’en ai vécu deux, aussi: la guerre d’Indochine quand j’étais enfant et la guerre du Viêt-Nam plus tard. 

Ça me suffit. 

Quelles que soient les raisons qui les ont déclenchées, les guerres se ressemblent toutes.

Certaines sont justes, mais toutes sont sales car on se bat pour gagner et tous les coups sont permis, Convention de Genève ou pas. 

Me disait mon jeune oncle, vétéran de la guerre du Viêt-Nam où il a laissé une partie de son âme de poète, et de son corps. 

Moi je dis que de toutes les guerres, les guerres de religion sont les plus cruelles.

Qu’aucun dieu, s’il est juste et miséricordieux comme nous ne manquons jamais de qualifier le nôtre, ne demande qu’on brûle, torture, tue, en son nom. 

Je dis que tout part de nous.

Et qu’Il doit pleurer, s’Il existe.


Je clique peu sur les colères de la terre excédée d’être malmenée par ses habitants car cela me met en colère. 

Ce n’est pas à moi que je pense. 

Vu mon âge, il y a des chances que je la quitte avant qu’elle devienne trop chaude, trop froide, trop sèche, trop humide, trop pauvre, trop aride, trop inhospitalière, à cause du dérèglement climatique provoqué par nos activités qui n’obéissent qu’à une seule règle: rendre notre vie confortable aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain. 

Avant qu’elle n’explose parce que nous nous aimons trop et ne l’aimons pas assez. 

Elle, notre terre nourricière. 

Ce n’est pas à moi que je pense, mais à mes enfants et surtout à mes petits-enfants. 

J’ai toujours fait confiance aux humains pour savoir reconnaître leurs limites, pour avoir la sagesse qui leur permet de distinguer les rêves des utopies et ne pas faire le pas de trop.

Peut-être en sera-t-il le cas, cette fois encore.

Mais je ne serai probablement plus là pour le voir.


Je clique peu aussi sur les célébrités. 

Je parle de celles du show-bizz.

Il y en a aussi trop.

Elles vont et viennent et ne me font pas fantasmer, même si certaines carrières méritent le respect parce qu’il y a derrière le talent, le travail, les sacrifices. 


Je clique encore moins sur les “coachs”.

Tout le monde est coach, aujourd’hui. 

Il suffit de se présenter comme tel et d’être cru sur parole. 

Il en existe dans tous les domaines et certains semblent plus suivis que d’autres, tels ceux spécialisés en bien-être et en développement personnel. 

J’en déduis qu’ils répondent à un besoin. 

Mais si la demande crée l’offre, l’offre peut aussi créer la demande.

Mon âge me permet de dire que s’agissant de mon bien-être physique, j’écoute mon corps qui a vécu assez longtemps pour savoir de quoi il parle, et s’agissant de mon développement personnel, qui touche à mon esprit, qu’il est trop tard pour moi d’y penser. 


Mais alors sur quoi je clique en sirotant mon café dans mon lit, tôt le matin?

Pour l’instant, je clique sur l’IA qui m’effraie, sur la Big Tech dont les patrons font la pluie et le beau temps dans le monde et dans notre vie, et surtout, sur Donald J. Trump.  

Tout ce qui touche à l’individu à la chevelure orange me fascine et me répugne, me subjugue et me révulse, à la manière d’un boa constricteur ou d’un serpent à sonnettes, et je clique sur lui à m’en aplatir le doigt qui clique.

Je clique pour savoir jusqu’où il peut faire preuve de nuisance pour servir ses intérêts, jusqu’où il peut aller trop loin pour assouvir ses ambitions de grandeur. Mais rien ne l’arrête. Diffamations, calomnies, intimidations, injures, menaces sur la personne, il ne se refuse rien. Il ment comme il respire. S’il ne ment pas, il meurt. Les Vietnamiens ont une expression qui lui va à ravir: mặt dày. Mặt signifiant visage et dày, épais, le ou la mặt dày est quelqu’un qui ment tellement que ses mensonges ont fini par former des couches sur son visage dont la peau devient comme du vieux cuir, sur lequel la honte glisse comme l’eau sur une feuille de bananier et les scrupules n’ont aucune prise. 

Je clique sur lui en pestant contre ses électeurs qui se laissent trumper avec béatitude car n’est-il pas l’envoyé de Dieu pour sauver l’Amérique en perdition puisque trop colorée? Le Messie tant attendu qui lavera plus blanc que blanc une terre rouge à l’origine? Ce sont des gens peu ou moyennement instruits, semble-t-il, ceci expliquant cela. Lui-même dispose d’un vocabulaire qui ne dépasse pas celui d’un enfant de dix ans. Il suffit de lire ses tweets et de l’entendre parler pour s’en convaincre. Pour compenser, il écrit tout en majuscules, use et abuse du superlatif, surtout pour se vanter. Plus un tambour est creux, plus il résonne, dit-on au Viêt-Nam, et aussi en Chine dont, despote dans l’âme, il admire et envie le maître. 

Je peste moins contre ses électeurs que contre les élus de son parti. Sortis de Harvard ou d’autres institutions prestigieuses, ils savaient qui il était: un démagogue, un mégalomane, un danger pour la démocratie, et après sa tentative avortée de reprendre la Maison Blanche en lançant ses partisans, que ses diatribes incendiaires avaient auparavant chauffés à blanc, à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, certains n’avaient pas manqué le désavouer haut et fort. Pour autant et hormis quelques exceptions, ils sont tous allés en pèlerinage en Floride, son fief, pour faire allégeance à celui qui, fort d’une base électorale solide et d’une fidélité à toute épreuve, était le chef véritable de leur parti, dans l’espoir de conserver un siège, d’obtenir un poste, de renforcer une candidature politique. Le pouvoir vaut bien qu’on renie ses valeurs, piétine son honneur. Comme le chante Jacques Dutronc: “Je retourne ma veste, toujours du bon côté”. Quant aux élus qui le soutiennent par véritable conviction, car il en existe, c’est une tragédie. 

Je clique sur lui et mon espoir est de voir le vent tourner car trop is too much. Ou d’apprendre qu’il a glissé de toute sa corpulence nourrie aux hamburgers et shootée à l’ego sur une belle peau de banane, et expiré.

Je clique sur lui en lui souhaitant tout le mal possible car il est un être malfaisant, à mes yeux.

C’est mon côté vengeur.   


Ce matin, je n’ai cliqué ni sur l’IA, ni sur la Big Tech, ni sur Trump.

Un titre m’avait arrêtée, avant. 

Oublie-le, passe aux suivants, m’étais-je dit sitôt l’avoir lu.

Si j’avais parlé tout haut, ma voix aurait tremblé de désespoir et d’effroi. 

Je me suis écoutée, l’ai oublié et fait défiler les titres suivants. 

Est arrivée la rubrique “Peut-être avez-vous manqué ceci”, suivie d’un certain nombre de titres. 

Il en faisait partie. 

Ne clique pas! me suis-je intimée.

Je n’ai pas cliqué.

Est arrivée la rubrique des dix articles les plus lus.

Il s’y trouvait.

En tête de liste.


Dans le jour qui se levait, je ne savais pas quoi faire, quoi penser.

Le titre disait déjà tout.

Le titre disait qu’un enfant en bas âge était mort parce que sa mère l’avait laissé seul à la maison pendant qu’elle prenait ses vacances.

L’article ne faisait que donner des détails.

Des détails?

Lesquels?

Beaucoup les connaissaient car beaucoup l’avaient lu.

Il était le premier des dix articles les plus lus.

Les tragédies ne laissent personne indifférent.

Il ne manque pas d’automobilistes qui ralentissent pour regarder un accident de la route, par exemple, ni de personnes attroupées sur le lieu d’une catastrophe: incendie, fusillade, attentat. Depuis que les téléphones sont dotés de caméras, on ne se limite pas à regarder, on filme et on poste sa vidéo sur les réseaux sociaux, pour “partager”.  


Le malheur, tant que ce n’est pas le nôtre? 

Compatir, mais pas seulement? 

J’ai pensé à la citation.

Quelle était la bête qui se cachait en moi et qui me poussait à cliquer pour en apprendre plus, pour connaître les “détails”? 

Avait-elle pour nom voyeurisme? 

Était-elle animée par une curiosité morbide? 

Ou avait-elle été touchée par la fin tragique de l’enfant et voulait savoir comment je régirais après avoir lu l’article et appris les circonstances exactes du drame, les fameux “détails”?

Je n’en avais aucune idée.

Pour ne plus y penser, j’ai sorti le titre de ma tête et me suis lancée dans la lecture des faits divers. Au Viêt-Nam, une chef de district s’est fait arnaquer de près de sept millions de dollars, un véritable exploit dans ce pays où le salaire des fonctionnaires, même haut placés, ne dépasse pas mille dollars par mois. En Belgique, une manifestation pour le droit au logement a réuni des centaines de personnes à Bruxelles tandis qu’une fusillade a éclaté non loin pour une dispute de territoire entre dealers de drogues et fait une victime collatérale. Aux États-Unis, un homme mesurant 1m70 s’est fait opérer deux fois pour rallonger ses jambes et atteindre 1m85, une taille minimum pour se faire respecter, selon lui, qui envisage de repasser sur le billard pour gagner une dizaine de centimètres de plus et se faire mieux respecter.

Et ainsi de suite.

Quels qu’ils soient, qu’ils nous réconfortent ou nous désolent, nous fassent rire ou pleurer, les faits divers ne sont que le reflet de la société.

Sur cette réflexion, j’ai éteint mon ordi.

Et le titre est revenu me hanter.

Pourquoi? Comment? Que s’était-il vraiment passé? Qu’était devenue la mère?


Il y a longtemps, avant l’ère du numérique dans laquelle nous nageons à en perdre le souffle, je suis tombée sur la devinette que voici, que je cite de mémoire: “Parmi les produits de consommation courante, lequel se périme le plus vite?” 

J’ai pensé à la nourriture fragile: produits laitiers, viande, poisson, fruits de mer, fruits tout court. 

Faux. 

J’ai pensé aux sentiments amoureux, juste pour voir, car ils sont aussi fragiles. 

Faux. 

La réponse qu’il fallait donner était: les journaux.

J’ai ri, mais j’ai acquiescé. 


Ce qui est su, est su.

Dès qu’un journal est lu, il est périmé.

Place au numéro suivant.

Il y a toujours des articles de fond qu’on peut découper et conserver car ils nourrissent nos réflexions, ou des dossiers de fin de semaine ou des reportages qu’on veut aussi garder, du moins pendant un certain temps, jusqu’au moment où ils seront périmés à leur tour. 

Le reste finit à la poubelle. 

Je parle des journaux papier, les seuls qui existaient à l’époque.


Aujourd’hui, il y a les journaux numériques.

Les journaux numériques ne se périment pas. 

Leur contenu ne finit pas à la poubelle, mais dans les nuages.

On peut le retrouver à tout moment.

Il suffit de faire une recherche sur Google et de cliquer.

Avec la numérisation, rien ne se perd, tout est stocké. 

Si je ne cliquais pas sur le titre aujourd’hui, je pourrais toujours le faire demain.

Ou après-demain, ou dans une semaine, ou dans un mois.

Je n’ai pas attendu.

J’ai rallumé mon ordi et cliqué.


La mère était partie en vacances avec son petit copain.

Elle était partie en laissant son enfant, une petite fille de seize mois, derrière dans son parc, avec quelques biberons. 

Elle était partie dix jours.

À son retour, elle avait appelé à l’aide.

L’enfant était morte.

Au tribunal, le juge avait dit à la mère: “Vous auriez pu passer un coup de fil, votre enfant aurait été sauvée. Vous n’en aviez rien fait. Vous preniez du bon temps pendant que votre enfant vous réclamait, pleurait et agonisait. Vous deviez le savoir, puisque vous ne lui aviez laissé que quelques biberons. Mais vous n’aviez pensé qu’à vous amuser, sans une pensée pour elle, dix jours durant. En laissant délibérément votre enfant mourir de solitude, de faim et de soif, vous avez commis l’acte de trahison ultime”.

La mère a été condamnée à la prison à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle. 


Je ne sais pas pourquoi j’ai cliqué.

Je sais seulement que j’avais besoin de savoir, non pas les détails qui avaient arraché des larmes aux enquêteurs pourtant revenus de tout, dont je n’avais pas jugé utile de rapporter ici dans leur totalité. 

J’avais besoin de savoir la sentence prononcée à l’endroit de la mère pour ce qu’elle avait fait, ou n’avait pas fait.

Mais quelle sentence pouvait rendre justice à l’enfant?

En existe-t-il seulement une?

Qui aurait-il fallu condamner?

La mère, ou la société?

La mère, répondait la bête en moi. 

J’ai peur de devoir lui donner raison. 

Je lui donne raison.

En dépit du jeune âge de la mère.


Des paroles d’une chanson de Jean-Jacques Goldman me reviennent:


Vole, vole, petite aile

Ma douce, mon hirondelle

Va t’en loin, va t’en sereine

Qu’ici, rien ne te retienne.


***


Plusieurs jours ont passé.

Je n’ai raconté ce “fait divers” à personne, ne l’ai pas “partagé” sur les réseaux sociaux.

D’ailleurs, je n’y suis pas.

Même si j’écris.

C’est mon côté absurde.

Compte tenu du thème imposé, ce texte peut être jugé hors sujet et refusé.

J’en prends le risque.

C’est mon côté rebelle.

Quoiqu’il advienne. 

Il ne sera pas perdu.

Tu ne seras pas oubliée.

Même si le titre a été retiré du journal le lendemain.

Une façon de te rendre ta dignité, ta liberté.

Alors: 


Vole, vole petite flamme

Vole mon ange, mon âme

Quitte ta peau de misère

Va retrouver la lumière

Change d’univers.


Le Titre

?
Vietnam
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