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Merry Christmas

Les encouragements des vigiles et ouvriers se faisaient plus sonores et résonnaient dans l’immense hangar de la petite ville côtière de “Flying Fish Cove”. Sans aucun doute, l’issue du match était proche. Ils s’étaient rassemblés dans leur zone de repos, un simple recoin du lieu qu’ils avaient aménagé avec une table et quelques chaises de plastique, un frigo et un poste de télévision. Celui-ci crachait un son d’une piètre qualité par rapport aux standards technologiques de cette belle année 2034, mais ne dénotait pas avec l’équipement du centre de recyclage des plastiques océaniques de l’île de Christmas.

L’île de Christmas: sa population clairsemée, son climat tropical, ses falaises, ses récifs coralliens, ses eaux poissonneuses propres à la plongée, sa réserve naturelle abritant notamment l’emblématique crabe forestier dont les migrations faisaient le bonheur des touristes et des naturalistes! Les guides mentionnaient de manière plus anecdotique ses mines de phosphate et son centre de détention pour migrants. Située à seulement 350 km au sud de l’Indonésie, cette petite île de 135 kilomètres carrés perdue au nord-est de l’océan Indien n’en appartenait pas moins à l’Australie dont elle était distante de près de 1600 kilomètres. Autant dire que ce n’était pas le centre du monde et que le poste de TV trahissait bien la vétusté, relative, de la vie sur l’île. En cette après-midi chaude de juillet, c’était justement l’Australie qui jouait à domicile la demi-finale de la coupe du monde de football et menait contre l’Angleterre, la mère-patrie, qui ne lâchait rien et tentait par tous les moyens de revenir dans la course.

À quelques mètres des gardiens, Samir et Lola, face à face, regardaient défiler sur un tapis roulant une longue file de déchets plastiques collectés en haute mer. Les yeux fatigués par la pénombre du lieu et la concentration, Lola tourna la tête quelques instants vers la lumière extérieure provenant des imposantes portes métalliques directement ouvertes sur l’Océan. Un immense catamaran, recouvert de cellules photovoltaïques, amarré dans le hangar, était vidé par une grue qui en retirait d’imposants filets gorgés de plastiques. Des centaines de bateaux similaires à celui-ci parcouraient les océans, pilotés par une I.A. embarquée, collectant des tonnes de déchets plastiques dans leurs filets et les ramenant dans des centres côtiers comme celui-ci pour le tri et le recyclage. Le grand nettoyage des océans était en cours. Et sur l’île de Christmas, c’était le centre de détention pour migrants qui avaient la charge du recyclage et qui mobilisait ses administrés pour un salaire dérisoire.

La lumière blafarde des néons du hangar ne mettait pas en valeur les cheveux blonds, presque flamboyants, de Lola ni ses multiples taches de rousseur accentuées par le soleil tropical. L’éclairage soulignait cependant bien les cernes de la trentenaire, fatiguée, vidée et qui s’accrochait à la routine îlienne au centre de détention comme à une bouée. Lola avait déjà vécu plusieurs vies. Prisonnière, quasi esclave, graciée, sa première réaction de femme libre avait été d’entamer un périple pour mettre l’Europe derrière elle et tenter de retrouver Emmy, l’amour de sa vie.

— Lola! Reste concentrée. Ce n’est pas le moment de te faire virer, murmura Samir.

Lola se tourna vers lui. Samir était aussi noir de cheveux que Lola était blonde. D’une dizaine d’années de moins que la jeune femme, il était issu d’une longue tradition de déracinements en série qui traversaient les générations de sa famille. Palestine, Jordanie, Italie, France et pour finir la Nouvelle-Zélande. Ce pays, Samir ne l’avait jamais atteint. Le jeune homme avait fait le voyage avec sa fiancée, Yasmine, et la famille de celle-ci pour y démarrer une nouvelle vie. Un transit de vingt-quatre heures à Sidney, un quiproquo administratif et un policier raciste l’avait envoyé en stand-by au camp de détention pour migrants de Christmas Island. Il s’y languissait depuis maintenant deux années, dans l’attente du traitement de son dossier. Samir et Lola portaient tous deux l’uniforme de travail du centre de détention. Enfin, uniforme, le mot était grandiloquent pour désigner le short, les chaussures de sécurité et le t-shirt délavé marqué du logo de l’entreprise privée “CARE”, sous-traitante du gouvernement australien pour la gestion du centre de détention.

Lola fixa à nouveau le long défilé de plastiques. Morceau de bois, algues ou poissons morts: Lola et Samir devaient identifier tous les intrus et ne laisser sur ce tapis que du plastique. Quand il y avait trop de travail, Lola disposait d’une pédale sous le pied qui lui permettait d’arrêter la chaîne le temps de la pression. Samir faisait face à Lola et pouvait jeter un œil sur les spectateurs du match.

— Ils en sont où? demanda la jeune femme.

— L’issue est proche. Plus que deux minutes de jeu. Les Anglais en veulent. Ils maintiennent la pression. Il faut que les Australiens tiennent!

Un amas d’algues entremêlées de plastiques se présenta devant Lola qui appuya sur le frein. Samir et elle commencèrent à retirer les morceaux d’algues.

— Plus qu’une minute, dit Samir.

Un attaquant anglais fit un tir cadré, intercepté par le gardien australien sous les cris de joie des vigiles et autres techniciens du centre de tri.

— Allez siffle! Allez siffle! soupira Samir.

Lola se risqua à jeter un œil vers l’écran plat. Au coup de sifflet de l’arbitre, les supporters se levèrent comme un seul homme en poussant des cris de joie. “On va en finale! On va en finale!”

Lola se retourna. Samir la fixait. Il avait le regard déterminé.

— Tu sais ce que ça veut dire, Lola. L’heure de notre départ approche.

La jeune femme n’eut pas le temps de répondre qu’une voix métallique crissa, plus qu’elle ne cria, dans son dos. C’était PARTNER, un robot humanoïde à la structure métallique et dont le visage était constitué d’un écran noir arrondi.

— La productivité de la ligne baisse, dit PARTNER alors que l’écran de son visage s’illuminait de différents indicateurs. La ligne est à l’arrêt depuis 30 secondes.

Lola relâcha la pression du frein et le tapis se remit en mouvement. Elle se tourna vers le robot.

— Désolée. Une zone compliquée.

— Remettez-vous au travail, répondit le robot d’une voix neutre. Ne nuisez pas à la productivité.

Samir et elle s’exécutèrent. Le jeune homme murmura:

— Ne craque pas maintenant, Lola.


Lola et Samir descendirent du minibus, conduit par PARTNER, qui les déposa sur le parking du camp de détention. Le soleil couchant éclairait des nuages bas de mille nuances de rouge et d’orange. Lola retira le nœud de ses cheveux blonds qui tombèrent sur ses épaules, brillant de la lumière crépusculaire. Samir ne pouvait s’empêcher de la fixer du regard.

— Quoi? dit Lola.

— Tes cheveux, répondit Samir.

— Oui?

— Ils sont tellement brillants.

— L’effet d’une vie saine et d’un sommeil de qualité, j’imagine. Le surveillant de la cantine me filera peut-être deux desserts, dit-elle ironiquement.

Escortés par un gardien, ils marchèrent jusqu’au porche grillagé qui marquait l’entrée du camp. Si le centre de recyclage était dans le port de “Flying Fish Cove”, le centre de détention occupait le site d’une ancienne mine de phosphate à l’intérieur des terres, loin des habitants. Un garde, que Lola et Samir connaissaient depuis maintenant deux ans, vérifia religieusement leur carte d’identité avant de les laisser entrer. “Son petit plaisir de sous-chef”, murmura Lola.

Le camp était composé de grands pavillons sans charme, mêlant bois, béton et tôles métalliques, alignés avec monotonie dans une plaine plantée d’une herbe défraichie. Quelques piètres palmiers bordaient le camp, placés à bonne distance du grillage surplombé de fils de fer barbelé. Samir et Lola marchaient d’un pas lent, saluant l’un ou l’autre habitant du camp qu’ils croisaient ou qui les observaient, assis sur les marches menant aux différents pavillons, discutant en petit groupe ou tapant le ballon pour tuer le temps. Lola soupira.

— Qu’est-ce que tu as? demanda Samir.

— Je ne sais pas si je vais y arriver.

— Les probabilités sont avec nous. L’Australie est en finale de la coupe du monde. C’était la probabilité la plus incertaine. Les autres suivront et nous emmèneront vers le large.

— C’est trop risqué.

— Ce n’est pas risqué, c’est calculé, Lola. Récapitulons ton parcours. Tu as traversé l’Europe depuis la Belgique jusque Moscou en train, en stop et à l’aide d’un vieux vélo. Juste?

Lola acquiesça.

— Et ensuite, tu as embarqué dans un train de marchandises, jusqu’à Pékin. Tu confirmes?

— J’ai eu de la chance.

— Tu t’es cachée un mois dans une usine désaffectée de Pékin. Tu as évité les drones à reconnaissance faciale, la surveillance généralisée, tout le toutim.

— J’ai eu de la ch….

— Tatatata… coupa Samir. Puis, tu as embarqué avec des papiers volés à une riche touriste américaine dans le train Pékin-Hanoï.

— Elle était vraiment stupide.

— Depuis Hanoi, tu as rejoint la frontière laotienne, traversé le pays à pied…

— Je suis restée un bon mois dans le même village de montagne.

— … et en camion avec un passeur.

— Une bonne partie de mes économies y sont passées.

— Bref, après avoir traversé la moitié de l'Asie du sud-est, tu parviens à embarquer clandestinement dans un porte-conteneur chinois au port thaïlandais de Laem Chabang. Manque de pot, tu es repérée lors d’une inspection au port de Darwin, juste avant de pouvoir débarquer en Australie.

— Repérée… Dénoncée, oui! Je pense que mon passeur m’a simplement vendue. Les Australiens offrent une récompense pour tout clandestin identifié avant son débarquement. Samir s’arrêta de marcher et prit la main de Lola avant de se mettre face à elle.

— Eh bien Lola! Tu ne vas pas me faire croire que ton odyssée va s’arrêter là! Tout ton voyage était risqué. Combien ne l’ont pas fini? Regarde autour de toi. Tu veux finir tes jours ici?

Samir indiqua de la tête un homme d’une quarantaine d’années à la peau sombre et aux longs cheveux noirs qui était assis dans l’herbe non loin, balançant sa tête inlassablement d’avant en arrière.

— Tu veux finir comme Arun? Attendre jusqu’à en perdre la tête. Attendre jusqu’à ne plus savoir dire qu’une seule et unique chose: “I can’t stop thinking. I can’t stop thinking”. Tu veux, toi aussi, finir par mettre le feu à un pavillon par désespoir?

— Et si ça ne marche pas? Si on se fait prendre, fini le travail au centre de recyclage. Je n’aime pas ce travail. Mais c’est ma seule sortie du centre, ma seule possibilité de voir la mer, l’horizon.

— Ça ne peut que marcher, Lola! Ton incroyable voyage ne peut pas s’arrêter là. Les probabilités sont avec toi.

Lola baissa les yeux.

— Regarde-moi, Lola.

Elle plongea ses yeux noisette dans le regard amical de Samir.

— Tu veux retrouver Emmy?

— Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis des années.

— Entre la prison pour toi et les soucis qu’ils ont eus, cela ne signifie rien. Tu veux la retrouver?

— Plus que tout.

— Et moi je veux retrouver Yasmine! Elle m’attend en Nouvelle-Zélande. C’était le plan. Je veux le suivre. Mais je sais une chose Lola…

Samir s’avança et serra Lola dans ses bras.

— Je n’y arriverai pas sans toi. J’ai juste voyagé en avion pour arriver en Australie. La famille de Yasmine avait de l’argent. Ce voyage, je n’y arriverai pas sans toi. Toi, tu as vécu.

Lola respira profondément, écoutant la respiration de Samir qui répondait à la sienne. Une larme coula le long de sa joue. Elle s’écarta et regarda son ami droit dans les yeux.

— Je t’accompagnerai.

Ils continuèrent leur marche. Samir la laissa devant son pavillon avant de continuer vers le pavillon des hommes célibataires. La finale de football était dans trois jours. Ils n’avaient plus qu’à se reposer et espérer.


Le jour de la finale, Samir et Lola s’étaient levés de bonne heure. Vêtus de leurs habits de travail, ils guettaient au soleil levant l’écran accroché sur le bâtiment central du camp qui présentait les activités du jour. Celui-ci restait désespérément noir.

— S’il y en a un qui arrive aujourd’hui, le transpondeur a déjà dû leur signaler, dit Samir.

Quelques mots apparurent soudainement à l’écran: “Usine de traitement des déchets plastiques: deux personnes demandées.”

— Les astres sont avec nous! s’écria Samir. Je t’avais dit qu’un catamaran devait arriver aujourd’hui! Le jour de la finale! La seconde probabilité est avec nous! Allons nous inscrire à l’accueil.

Samir se mit en route avant de se retourner vers Lola, immobilisée.

— On va vraiment le faire? demanda-t-elle.

— On va le faire!

— Et on s’en sortira?

— Avec toi, je n’ai aucun doute.

Il s’avança vers elle.

— Viens, Lola. Quittons cet endroit. Une vie nous attend en dehors de ces grillages. Allons la chercher!

Au centre de recyclage, le tri de la cargaison du catamaran se terminait et les dernières pelletées de plastique défilaient sur le tapis. Vigiles et techniciens étaient en train de s’installer devant le poste de télévision. Lola et Samir trainaient volontairement des pieds, bloquant autant que faire se peut le tapis roulant, faisant de l’excès de zèle dans leur inspection. Un coup de sifflet retentit. Il était 17 heures, heure locale, et la finale de la coupe du monde 2034 venait de débuter.

— On a tenu jusqu’au lancement du match. Reste à tenir jusqu’à la deuxième mi-temps et espérer le troisième coup de chance.

— C’est bien celui-là qui m’inquiète, répondit Lola en indiquant PARTNER de la tête qui pilotait une pelleteuse pour former des tas avec le plastique trié.

Lola actionna une nouvelle fois le frein du tapis de triage et enleva délicatement un morceau de bois de l’amas de plastique. Dehors, le ciel rougeoyait déjà de ce qui pourrait être le dernier crépuscule de Lola et Samir sur cette île. Quelques dizaines de minutes plus tard, les spectateurs du match laissèrent entendre leur mécontentement: aucun but durant la première période. Les Belges tenaient bon.

— C’est la fin de la première mi-temps, dit Samir. C’est maintenant que tout doit se jouer. Il fera bientôt noir.

PARTNER sortit de la pelleteuse et se dirigea vers eux.

— La productivité de la chaîne est basse ce jour. Vous devriez déjà avoir fini. La nuit tombe. Je dois vous ramener. Vous devez augmenter la cad…

Un bip répétitif retentit et l’écran noir du visage de PARTNER fut illuminé du symbole d’une batterie barrée.

— Il semble que tu doives te recharger, PARTNER. On va finir et on t’attend, dit Samir.

Le robot hésita et regarda vers les gardiens qui se réinstallaient devant l’écran de télévision. La seconde mi-temps allait commencer.

— Faites rapidement, dit-il avant de se retourner et se diriger vers le groupe de supporters.

PARTNER échangea quelques mots avec eux, mais ceux-ci décrochèrent à peine de l’écran avant de l’envoyer vers une porte située derrière eux d’un geste de la main.

— PARTNER est hors-jeu pour une bonne heure, dit Samir. Le troisième coup de chance. Allons-y Lola!

Cette fois, Lola n’hésita pas. Samir et elle grimpèrent un escalier métallique menant au ponton du catamaran. Celui-ci était doté d’un écran tactile qui commandait le système de fixation du bateau. Samir effectua quelques manipulations jusqu’à ce que l’écran indique: “Confirmer le retour en mer pour collecte?”. Samir confirma.

— On y va, dit-il, posant le pied sur le bateau.

Lola suivit Samir alors que le moteur électrique du catamaran se remettait en route et commençait à pousser le bateau vers la sortie du hangar dans un vrombissement discret. Un cri retentit. Lola et Samir sursautèrent, mais il ne s’agissait que des cris des vigiles. Ils se cachèrent dans la cale qui allait accueillir les prochaines récoltes de plastiques en haute mer.

— Le moteur électrique va nous pousser vers le large. Ensuite, l’IA devrait activer le déploiement des voiles et nous mener vers le grand large, dit Samir.

— Et pour la nourriture et l’eau?

— L’ONU impose une réserve d’urgence sur chaque drone marin, en cas de rencontre de naufragés. On aura tout le temps de la trouver après.


Les minutes qui suivirent s’écoulèrent lentement, Lola et Samir guettant le moindre signe que les gardiens avaient découvert leur absence. En quelques minutes, le catamaran se retrouva à quelques centaines de mètres de la côte. La nuit était tombée, laissant Samir et Lola assis dans l’obscurité de la cale.

— Pourquoi est-ce que les voiles ne s’ouvrent pas? dit nerveusement Lola. Le match va bientôt se terminer et ils vont remarquer notre absence.

— Il n’y a pas assez de vent.

Lola et Samir remontèrent sur le ponton du bateau. Les étoiles brillaient dans le ciel et se reflétaient dans l’Océan. Une légère brise soufflait, mais les voiles restaient désespérément fermées.

— Si les voiles ne se déploient pas, le centre va en être informé et ils vont rappeler le bateau pour identifier le problème, dit Samir.

— C’est trop bête. On ne peut pas s’arrêter là!

Samir se redressa, fixant l’horizon étoilé.

— L’Australie est droit devant nous. Et après la Nouvelle-Zélande… et Yasmine.

— Et Emmy.

Samir marqua une pause.

— C’est quoi encore l’autre nom officiel du pays, depuis 2030? demanda-t-il.

— Le nom māori? Aotearoa.

Samir inspira profondément et cria de toute ses forces vers l’horizon:

— Aotearoa! Aotearoa! Essaie Lola!

Lola se mit à côté de lui, et ils crièrent à l’unisson.

Et tout à coup, comme si l’obscure petite I.A. qui habitait ce bateau semblait avoir compris quelque chose à la poésie du moment, les voiles se déployèrent et le vent s’y engouffra. Au loin résonnèrent les cris marquant la fin de la finale de football. Mais ni Lola ni Samir ne purent distinguer s’il s’agissait d’une victoire ou d’une défaite. Pour eux, c’étaient les cris de la rage joyeuse du début d’un nouveau périple.

Merry Christmas

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Belgique
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