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Sorcellerie 1998

(Extrait du Décaméron d'Asmodée Edern, deuxième journée.)



— Ne me parlez pas de cette coupe du monde! s’exclama Pascal Madouhan.

— Mais pourquoi donc, mon cher Pascal? questionna Asmodée, en se resservant un verre de porto.

Le diplomate africain fit une grimace et tarda avant de répondre. Les convives, que l’heure tardive rendait patients, ne bronchèrent pas.

— Un de mes amis camerounais, finit par reprendre Pascal Madouhan, prétend avec ironie que le lièvre n’est pas le plus petit des animaux… Vous vous demandez sans doute ce que cela peut bien avoir à faire avec cette glorieuse coupe du monde qui a permis à la France de se gargariser plus encore que d’habitude; mais justement, le rapport est, si l’on veut, dans le décalage qui, de notre point de vue d’Africains, caractérise ce type de compétition internationale où il n’est jamais bien vu qu’une équipe disons… non-occidentale dépasse le stade des surprises amusantes…

— Qu’est-ce que cela? demanda Nancy Levine, étonnée.

— Oh, je ne veux pas susciter de polémique, alors qu’il était convenu entre nous, comme l’a précisé Asmodée en nous accueillant, qu’aucun sujet de polémique ne serait abordé. Mais vous savez qu’une partie importante de la presse et de l’opinion publique africaines estiment que, vu les enjeux économiques d’une coupe du monde, il est hors de question, pour les organisateurs, qu’un pays africain vienne jouer les trouble-fêtes en demi-finale — sans parler de la finale, bien entendu. C’est un spectre que les sorciers des médias européens brandissent pour remplir le temps et pour faire de l’audience lors de matchs moins attirants, mais ça reste une utopie mercantile.

— Les Lions camerounais sont cependant redoutables, il me semble, hasarda Sir Casson.

— Hé… Ce n’est pas par hasard que les Camerounais ont choisi cet animal comme emblème! Un de mes amis journalistes avait même conclu un article sur le sujet en expliquant que, si l’on avait opté pour le lion, c’était pour son indomptabilité, et non pour son invincibilité. On peut vaincre le lion, mais pas l’apprivoiser.

— Ce n’est pas le seul fauve dans ce cas, si vous me permettez cette remarque, dit Tatiana d’une voix pâteuse.

— C’est vrai, et mon ami terminait en justifiant cette préférence par rapport aux autres bêtes, telles la panthère ou le guépard, en affirmant que le lion se distinguait des autres fauves par la noblesse et la majesté de son comportement.

— Mon Dieu, susurra la belle Donatella, cela frise la propagande! Même en Italie, on n’aurait pas osé une pareille métaphore…

— L’Italie n’est pas en Afrique, et je suis sûr que vous en osez d’autres, et des pires, rétorqua Pascal. Mais ce n’est pas ce que je tiens à vous raconter; je ne suis d’ailleurs pas camerounais et je ne chercherai pas à défendre les analogies de nos voisins, même si je souhaite les défendre si nécessaire contre les insinuations ou les généralisations douteuses dont les Européens sont friands dès qu’il s’agit de parler de l’Afrique.

— L’Afrique sauvage et mystérieuse… 

Alter Levine avait prononcé ces paroles d’une voix grave, semblable à celle des commentateurs de radio d’une ère révolue, qui s’amusaient encore à lire, tard le soir, des nouvelles effrayantes qui n’effrayaient que de trop rares auditeurs.

— Exactement! L’Afrique de vos livres du temps des colonies, de Tintin et autres aventuriers de salon! Et justement, c’est de cela qu’il est question, et c’est à cela que je songe chaque fois que l’on évoque devant moi la coupe du monde de 1998. Souvenez-vous des commentaires radiophoniques, à la veille du match que le Cameroun a joué à Nantes. Même RFI, qui n’est pas une radio amateur, annonçait que les bons Nègres — ils ne l’ont pas dit en ces termes, mais l’idée était là, sous-jacente — allaient organiser une veillée d’incantations pour rendre la ville réceptive aux oracles de nos sorciers, gourous et autres marabouts. Même, avant la coupe, une télévision française n’avait pas hésité à monter un reportage, truqué de la première à la dernière image, sur les innombrables sorcelleries organisées au Cameroun en vue de préparer cette coupe du monde. Car c’est bien connu, le Cameroun ne compte que des sorciers et des ensorcelés… Et vous avez bien de la chance que je vienne d’un pays voisin! Quoi que…

— Poursuivez, mon cher Pascal, intervint Asmodée. Et soyez rassuré que nul, ici, ne vous soupçonne d’être un adepte du vaudou.

— Tant pis pour vous!

Le rire de Pascal fit sursauter Jacques de Rivaud, qui peinait pour garder les yeux ouverts.

— Donc, reprit Madouhan, cet ami journaliste, responsable de cette mémorable analyse de métaphore, connaissait bien un collègue français, résidant à Ngaoundéré, qui avait fourni l’essentiel des informations et des images à la chaîne française. Il avait vu le reportage, diffusé en Afrique grâce au satellite financé par l’Agence pour la coopération technique et culturelle, remarquable organisme supposé financer la francophonie mais avant tout destiné à couvrir les frais des agapes de nos dirigeants, soumis au rêve parisien de rétablir l’empire colonial français. Il avait bondi, tel le lièvre, la gazelle ou le lion, dans son fauteuil. Il se décida aussitôt à jouer un tour à son collègue… Avec quelques amis, un soir, au début de la coupe du monde, il organisa un enlèvement bidon du reporter. Le pauvre, sous une bâche, fut conduit en dehors de la ville. Au bout de deux heures de route, sur des chemins infects, alors que notre homme se tenait muet, terrorisé, la voiture arrêta brutalement sa course devant un campement rudimentaire: un feu, autour duquel quelques vieux Africains à moitié nus, couverts de peintures, attendaient le prisonnier. Sans un mot, les ravisseurs le firent descendre et asseoir devant les flammes. L’aîné prit la parole et, d’une voix sépulcrale, expliqua au Français que ce soir aurait lieu le grand rituel pour la victoire des Lions à Paris. Comme le reporter avait trahi leurs secrets, les sorciers — et il désigna d’une main les cinq personnes qui l’assistaient dans ce cérémonial — le considéreraient responsable de cette infortune et la lui feraient payer cher. Tremblant, incapable de protester, notre homme assista à une cérémonie qui lui parut effrayante, alors que les Africains, autour de lui, durent prodiguer d’infinis efforts pour ne pas éclater de rire devant ce cirque grotesque, imaginé de toutes pièces par les comédiens rassemblés pour la circonstance par mon ami. Après quelques incantations, il y eut un arrêt. Quelque chose n’allait pas. Les vieillards se consultèrent à voix basse, et le Français sentit la sueur ruisseler dans son dos. Le rituel reprit, s’interrompit à nouveau. Conciliabule. Oraisons. Palabres. Incantations. Après une heure de cet intolérable suspense, celui qui avait menacé le reporter s’avança vers lui, l’air d’exécrable humeur. “Comment veux-tu que notre magie fonctionne?” s’écria-t-il, en faisant mine d’être furieux. “Votre pays a tout calculé pour que nous ne puissions rien faire! Regarde: ici, il fait noir à six heures; chez vous, à dix heures du soir, le soleil illumine encore le ciel! Que peut notre magie contre ce prodige? Et puis, la France est remplie de réseaux électriques, les stades de football sont saturés de lumière artificielle… Les ondes de nos incantations sont bloquées par ce champ infernal! Les Occidentaux ne veulent pas qu’un pays africain remporte la coupe, et ils ont inventé la pire des magies qui soit pour nous ôter cette victoire!” Vous imaginez notre pauvre journaliste! D’un côté, en bon cartésien, il se dit que tout cela n’est pas possible, pas rationnel; mais il sait aussi qu’il a communiqué des renseignements qu’il croyait loufoques, et il se prend à redouter qu’il ne se trompe peut-être pas tellement… Son cœur se mit à battre à tout rompre lorsque le vieillard se pencha vers lui pour murmurer: “Peut-être qu’un sacrifice humain…”

— Un sacrifice humain! hurla Tatiana dans un éclat de rire. Décidément, j’aime cette Afrique! Il faut absolument que j’obtienne un poste là-bas!

— Je peux vous assurer que ce n’était pas l’avis du malheureux otage! Il se mit à sangloter, à implorer… Les Africains pouffaient et certains durent s’écarter pour masquer leur hilarité. Il était temps de conclure, avant que leur victime succombe à un infarctus; un autre prétendu sorcier se leva et rejoignit l’ancêtre. “Il y a peut-être une autre solution”, murmura-t-il, assez fort pour que le Français l’entende et sente l’espoir renaître. Il s’empressa d’abonder dans ce sens: “Oui, bien sûr!” Mais l’autre parut sceptique. “Je ne vois pas comment…”, grogna-t-il. Alors, celui qui l’avait interrompu s’approcha du prisonnier, se pencha vers lui et détacha le précieux objet qui était attaché à sa ceinture: son téléphone portable. Il le brandit en l’air, et tous les “sorciers” manifestèrent une sauvage satisfaction. En un instant, surgirent de dessous des couvertures, des radios et toutes sortes de gadgets modernes, que l’on fit fonctionner à grand bruit, à la plus vive stupéfaction du reporter peu scrupuleux. Les Africains ne continrent pas plus longtemps leurs rires, et mon ami — qui était aussi le sien — se démasqua. “Tu sais, depuis plus de trente ans, les Camerounais sont bien plus attirés par la magie technique occidentale que par celle de leurs ancêtres!” lui expliqua-t-il, tandis que le Français réalisait enfin qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise plaisanterie; “Et quoi qu’il en soit, notre sorcellerie serait bien impuissante contre les manœuvres et les manigances de ceux qui organisent de tels événements. La seule chose que notre magie peut prédire, c’est qu’il faudra encore de nombreuses décennies avant que les Lions indomptables apportent à la face du monde la preuve de leur invincibilité!”

— Et la leçon a-t-elle porté ses fruits? s’inquiéta Seiji Takamuro.

— Si on veut, sourit Madouhan; notre homme demanda sa mutation pour… l’Amérique latine, où il aura le loisir de gloser sur les sacrifices incas et aztèques nécessaires pour protéger les narcotrafiquants! 


(La Coupe du monde dont il est question ici est celle de 1998, organisée en France et remportée par celle-ci.)

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